Lundi 3 avril 2017, par Jean Campion

Lutter contre la déchéance annoncée

François Archambault avait envie de raconter une histoire inspirée par sa relation avec son beau-père, atteint de la maladie d’Alzheimer. Par pudeur, il ne voulait pas s’appesantir sur les souffrances d’une victime. "Ce qui m’intéresse, c’est le rapport à la mémoire, au temps présent, à la valeur des choses, à la trace qu’on laisse chez les autres." Des thèmes qu’il a pu développer, en faisant de son personnage principal un historien qui perd la mémoire. Affaibli mais combatif, "il ne veut pas disparaître, il veut transcender sa petite existence."

Madeleine n’en peut plus. La vie auprès d’un mari, dont la mémoire décroche du quotidien, devient trop pénible. Pour souffler un moment, elle veut confier Edouard à leur fille Isabelle. Ca tombe mal. Journaliste, celle-ci doit partir interviewer les sinistrés d’une inondation. Plein de bonne volonté, Patrick, son nouveau compagnon, propose de garder son père. Réticences de Madeleine. Isabelle clôt sèchement la discussion : "C’est ça, ou tu repars avec..." Même si Edouard le confond constamment avec Michel, l’ex d’Isabelle, Patrick se montre bienveillant et s’intéresse aux commentaires du vieux prof, durant leur promenade en forêt... Tout à coup, une jeune fille aux cheveux rouges a pris sa place. Tenté par une partie de poker, Patrick a demandé à sa fille Bérénice de faire du papy-sitting. Premiers échanges tendus. Un fossé sépare la punk, en "année sabbatique" à 19 ans, et le pourfendeur d’une société décadente. Ils le franchiront au fil de leurs rencontres.

Ballotté comme un fardeau qu’on se repasse, Edouard sait qu’il est malade. Dans une émission de télévision, il dédramatise les méfaits de sa mémoire, en se raccrochant au passé. Professeur d’université apprécié par ses étudiantes, il a enseigné l’histoire pendant 29 ans. Il pourrait encore disserter sur les réformes d’Akhénaton, les chants d’Homère ou la conquête du Mexique par Cortès. Son désir de briller le pousse à soigner son image et à couper la parole à sa femme. Allergique aux nouvelles technologies, il critique vertement un monde obsédé par le moment présent : on ne réfléchit plus, on préfère tweeter, liker... Cependant, pour délivrer un message essentiel, Edouard Beauchemin acceptera, avec l’aide de Bérénice, de passer par Internet. Alexandre von Sivers dévoile avec sobriété les contradictions de cet homme fragilisé, dominateur, agaçant et idéaliste. En s’appuyant efficacement sur son autodérision, il nous permet de rire face à un naufrage.

François Archambault fait vivre autour de lui des personnages tiraillés entre leur attachement au malade et leur désir d’exister. Sans détour ni manichéisme. En quittant son mari, Madeleine (Jo Deseure) veut prendre un nouveau départ. Comment lui imposer cette rupture ? Edouard la soulage, en reconnaissant qu’à sa place, il n’aurait sans doute pas eu sa patience. En revanche, Isabelle ( Sandrine Bonjean) se rebiffe. Elle ne souhaite pas assumer seule la responsabilité de son père. Pourtant, elle s’en rapproche. En faisant griller des guimauves, ils réchauffent des souvenirs et relativisent la rigueur de son éducation. Une soirée au restaurant, bien arrosée, les rend euphoriques. Sensible à la détresse d’Edouard, Patrick (Benoît Verhaert) justifie délicatement le droit d’Isabelle à vivre plus librement. Enervée d’abord par ce vieux râleur, Bérénice (Laurie Degand) éprouve de l’empathie à son égard et le garde gratuitement. En entrant dans son jeu, elle l’aide à affronter un épisode tragique de sa vie, qu’il voudrait oublier. C’est par elle qu’il exprime ses derniers désirs, avant de sombrer dans le brouillard.

Le décor ne représente pas une pièce précise. Entrées et sorties sont floues. Quelques meubles utiles, des projections pour raviver un passé heureux ou évoquer une nature exubérante. A l’arrière-plan, des roseaux phragmites. Plantes dont l’invasion destructrice hante le cerveau d’Edouard. Chantée par Serge Reggiani, "Le Temps qui reste" rend terriblement poignante l’installation du malade dans sa dernière chambre. Mais on évite tout mélo. Patrice Mincke, le metteur en scène, a obtenu de ses comédiens beaucoup de pudeur et de retenue. Humour et émotion s’équilibrent. Les personnages nous amusent en subissant des situations cocasses et nous touchent par leur honnêteté. En se démenant avec leurs failles et leurs qualités, ils nous tendent un miroir et suscitent notre réflexion. Impossible de ne pas se sentir concerné par les questions que pose "Tu te souviendras de moi".

Jean Campion