Mardi 21 janvier 2014, par Jean Campion

Le travail, oxygène indispensable

Pour interroger le réel, Joël Pommerat s’efforce d’échapper à sa propre grille morale "comme quelqu’un qui voudrait observer des êtres avec qui il n’a pas de liens, pour les décrire sans les juger, d’une façon dénuée de sentimentalisme." C’est avec ce regard qu’il nous propose une fable tragique et cruelle, qui remet en question la valeur travail. Entrelaçant vie quotidienne et imaginaire, "Les Marchands" est un spectacle qui nous fascine par son audace, sa rigueur et son intensité.

En voix off, parfois en direct sur scène, la narratrice confronte son existence à celle de son amie. Propriétaire d’un grand appartement, au vingt et unième étage, cette femme vivait dans "un vide qui faisait peur". Sa soeur et son oncle lui reprochaient ses folles dépenses. Malgré ses énormes dettes, elle s’était acheté un magnifique poste et se gavait de télévision. Privée du sens des réalités, elle ne comprenait pas pourquoi elle n’était pas embauchée par Norscilor. Entreprise phare de la région qui emploie la narratrice. Ouvrière à la chaîne, celle-ci doit porter un corset, pour soulager son dos martyrisé par les cadences infernales. Des journées entières avec l’envie de hurler. Elle supporte cette souffrance, en pensant aux personnes qui n’ont pas sa chance : travailler.

Semeur de troubles, Joël Pommerat fait la part belle à l’étrangeté et au rêve. Chaque héroïne est frappée par de curieuses ressemblances entre des membres de son entourage. La grossesse de la conteuse est énigmatique. Des personnages comme "le fils de mon amie" ou "la jeune fille qui veut l’aider" gardent leur secret. Et souvent par la télévision, les morts se manifestent, offrant réconfort et complicité. Pour l’amie paumée, notre monde n’est pas vrai. Seuls les morts vivent et disent la vérité.

Ponctué d’hésitations, d’interrogations, de dérobades, le monologue fait douter de la fiabilité du témoignage. Et les images qui se dégagent d’une quarantaine de tableaux ciselés se différencient progressivement du récit, pour nourrir notre imagination. L’auteur, écrivain de plateau, cherche à montrer sans démontrer. Par la fluidité de leurs démarches, la netteté de leurs gestes et leur cohésion, huit comédiens quasi muets nous font naviguer entre réalité et fantasmes. Les lumières froides reflètent le sort cruel de ces fantômes. Eclairés en contre-plongée, les ouvriers, enchaînés au tapis roulant, sont transformés en robots. Comme dans "Les Temps modernes" de Chaplin. Déshumanisation accentuée par des bruits angoissants de machines et de sirènes. Cependant des chansons populaires de Luis Mariano ou de Richard Cocciante font parfois oublier la souffrance. L’émotion ne vient pas du pathétique des situations mais de l’intensité du spectacle.

A la suite d’une explosion meurtrière dans un atelier, Norscilor est menacée de fermeture. On estime que l’usine est dangereuse et qu’elle produit des matières destinées à la fabrication d’armes radicales. Quand le couperet tombe, l’amie de la narratrice jette son enfant de neuf ans dans le vide, du vingt et unième étage. Elle l’offre en sacrifice pour sauver l’entreprise. Comme Iphigénie immolée pour gagner la guerre de Troie. Le fait divers prend une dimension mythologique. L’émotion provoquée par l’acte abominable de cette femme sans emploi rouvre les portes de Norscilor. Durant la crise, pas de discours politiques mais la prise de conscience que les hommes ont besoin de travail. Comme de l’air pour respirer. "Nous vendons notre temps de vie. Et c’est ce qui nous permet de nous regarder dans une glace. Avec fierté."

Jean Campion