En toile de fond, un énorme miroir dans lequel la salle archi-comble du Public devient partie intégrante du décor. Une façon de pousser le questionnement encore plus loin. Nous ne sommes plus dans le huis-clos d’un appartement mais dans un lieu de débat. Sur la scène, deux longues traverses servent de sièges aux comédiens qui évoluent dans un couloir où le chevalet portant la fameuse oeuvre blanche roule d’un bout à l’autre de la scène. Face au public ou face au miroir, les trois compères vont interroger la valeur d’une œuvre d’art et plus concrètement la profondeur de leur amitié.
Serge, dermatologue, divorcé, père de deux enfants, aisé sans être vraiment riche, s’est mis à fréquenter assidument les galeries d’art. Il vient d’acheter pour 200 briques une toile blanche de 1,60 m sur 1,20 m avec de fins liserés blancs transversaux invisibles d’un certain Antrios. Il présente fièrement son acquisition à son ami Marc, ingénieur dans l’aéronautique. Rationnel, n’ayant aucune affinité pour l’art contemporain, Marc va railler son ami, ne comprenant pas du tout cette folie. Il se rend illico chez Yvan, un ami commun, pour lui faire part de sa perplexité mais Yvan, préoccupé par un changement de situation professionnelle (il vient de quitter le textile pour un poste de représentant en papeterie de gros dans l’entreprise de l’oncle de sa fiancée qu’il épouse dans 15 jours) n’est pas du tout perturbé par le geste de Serge et se montre indifférent. Marc lui reproche alors avec violence de ne pas s’impliquer dans leur amitié. Serge et Marc vont l’appeler en arbitre de leur dispute ("Tu es un être hybride et flasque" lui reproche Marc et Serge de renchérir : "Ta présence de spectateur veule nous entraîne Marc et moi dans les pires excès. Tu crées les conditions du conflit").
L’affrontement entre les trois amis sur la question du prix de l’art va rapidement dégénérer en jugements personnels. Serge ira jusqu’à critiquer la femme de Marc et Marc jusqu’à conseiller à Yvan d’annuler son mariage. L’altercation entre les trois amis prend de telles proportions que pour relâcher la tension, Serge va sacrifier son tableau en gribouillant dessus à la manière d’un tag, un geste rédempteur pour sauver une amitié qu’ils finiront par qualifier de "soumise à une période d’essai".
Par son écriture directe, au canevas rigoureux, Yasmina Reza pénètre le désarroi humain. De la toile blanche à la définition de l’amitié, c’est toute la question de la misère affective qui est mise à jour. Dépendance, arrogance, besoin de reconnaissance, estime de soi et des autres, la plume acerbe de Yasmina Reza ne fait aucun compromis. De l’anecdote au climax, elle nous tient en haleine tout au long du crescendo de cette crise aux rebondissements inattendus. De quoi dépend le prix d’un tableau, à quoi tient l’amitié, c’est ce qu’explore ce texte avec un savoir-faire sans pareil.
A cela il faut ajouter la parfaite maîtrise du texte par Alain Leempoel, Bernard Cogniaux et Pierre Dherte. Une interprétation qui n’a rien à envier aux plus grands tant ils sont taillés pour leur rôle respectif. Trois caractères, trois visions de la vie, le plaisir d’être ensemble en partage. Le public est subjugué. A chacun la faculté d’imprimer sa version.
Du grand art.
Palmina Di Meo