Lundi 4 février 2013, par Thomas Dechamps

Le bruit des mots qui frappent

Le Théâtre de Poche s’est toujours distingué par sa programmation contemporaine et engagée. Avec Le bruit des os qui craquent, il aborde un sujet essentiel : les enfants-soldats, fléau africain finalement méconnu. Le texte a manifestement inspiré Roland Mahauden, directeur du « Poche » et metteur en scène du spectacle, qui est allé chercher ses actrices en Afrique pour donner encore plus de force à des mots directs et intenses.

Deux filles fuient à travers la jungle quelque part en Afrique. Josefa est une fillette de dix ans qui s’est faite enlevée peu de temps auparavant par les rebelles ; Elikia, elle, a quatorze ans mais n’est plus une enfant depuis longtemps, plus depuis qu’elle a été transformée en guerrière impitoyable par ceux-là même qui l’ont enlevé, deux plus tôt. Pourtant, elle a décidé de fuir cette vie qu’elle n’a pas choisie, et parce qu’elle a « trop peur pour le faire toute seule » elle a emmené Josefa, une enfant kidnappée qu’elle a choisie au hasard, pour l’accompagner dans sa cavale. Plus tard, Angelina, l’infirmière qui les a accueillies, cherche à faire connaître l’histoire d’Elikia au moyen de son cahier, devant une assemblée d’enquêteurs froids et impassibles.

Voilà pour le pitch de la pièce, mais ce spectacle est une histoire en soi. Roland Mahauden, directeur du Théâtre de Poche, a voulu faire la reprise de ce texte d’une auteure québécoise (Suzanne Lebeau) en travaillant avec des artistes venus de l’Est du Congo. Les deux rôles principaux sont interprétés par une actrice congolaise et une rwandaise, chacune s’exprimant dans sa langue (le spectacle est surtitré en Français et en Néerlandais). A l’heure où la défiance est encore grande entre ces deux pays et leurs peuples, c’est également un message de réconciliation que veut faire passer la pièce. Un message que la petite troupe est allée prêcher dans ces deux pays lors d’une vaste tournée. Tout en faisant un travail de mémoire et de dénonciation essentiel, tant le sujet reste présent et actuel là-bas, mais encore trop peu raconté, et trop peu entendu.

C’est la même troupe que nous retrouvons dans nos contrées, jouant le même spectacle, mais, loin s’en faut, pas pour le même public. Alors quelle pertinence pour un parterre belge ? En fait cette pièce aura à affronter deux sortes de public : un premier, intéressé et heurté par le sujet avant même d’entrer dans la salle et venu pour en entendre et voir davantage ; un second, plus blasé par les histoires sur l’Afrique ou se croyant comme tel, et qui appréhende des effets larmoyants et moralisateurs. La force du spectacle est d’éviter les pièges de ces deux publics. Toutes les paroles sonnent juste et l’emploi de langues africaines, au contraire d’imposer une distance, nous plonge encore plus dans l’histoire. L’extrême sobriété de la mise en scène convient parfaitement au texte, simple et direct. Et lorsque l’infirmière brandit le cahier d’Elikia pour s’adresser face au public, même les plus insensibles seront interpellés. De même, les histoires qui transpirent dans les paroles des deux enfants en cavale secouent bien plus que ce qui est donné à voir. Car cela reste le récit d’une fuite, l’horreur n’est jamais que suggérée, avec beaucoup de retenue. Le résultat est un spectacle forcément limité par son sujet difficile et l’approche dépouillée qui l’accompagne mais où l’émotion est prégnante. Et qui ouvre les yeux et l’esprit sur une réalité cruelle, de sorte qu’on ne puisse plus, qu’on ne veuille plus, l’ignorer.

Thomas Dechamps