Mardi 4 novembre 2014, par Jean Campion

Le Plaisir, unique raison de vivre ?

Adapter à la scène "Le Portrait de Dorian Gray" n’est pas une sinécure. Conscients qu’"il fallait épurer un texte extrêmement écrit, sans trahir le contenu du livre", Fabrice Gardin et Patrice Mincke se sont efforcés de "respecter Wilde, tout en pensant au plaisir du spectateur." Celui-ci assiste à un spectacle fluide, orchestré par le personnage de Lord Henry, une des facettes d’Oscar Wilde. Le brio de ce dandy cynique fait de l’ombre au récit fantastique et étouffe parfois les émotions provoquées par la quête tragique de la beauté, de la jeunesse et du plaisir égocentrique.

L’influence subtile exercée par Dorian Gray sur Basil Hallward a transformé sa manière de peindre. Comme en témoigne le portrait du jeune homme, qu’il est sur le point de terminer. Pour Lord Henry, c’est un chef-d’oeuvre. A exposer au plus vite ! Basil s’y refuse. Il a mis tellement de lui-même dans ce tableau qu’il n’accepte pas de révéler le secret de son âme, à un public inquisiteur. Redoutant l’ascendant de Lord Henry sur cette "belle et candide nature", il le supplie de ne pas approcher Dorian Gray. En vain. Troublé par les paradoxes de Lord Henry sur la beauté éphémère, celui-ci souhaite rester toujours jeune et voir le portrait vieillir à sa place. Il donnerait son âme pour ce miracle.

Affranchi de toute limite par ce pacte faustien, Dorian se lance dans une recherche effrénée de son propre plaisir. Quand le portrait commence à se transformer, il le couvre et interdit à Basil de le revoir. Première étape d’une descente aux enfers pour un artiste honnête et désenchanté. Contrairement à ce défenseur de la morale, Lord Henry triomphe dans la société victorienne. Cette "patrie de l’hypocrisie" lui offre un cadre idéal pour briller par ses aphorismes souvent cruels et égoïstes. Ainsi il dissuade une lady de s’apitoyer sur les malheureux, en affirmant : "Je peux compatir à tout sauf à la souffrance. C’est trop laid. C’est pour la joie et la beauté qu’il faut avoir de la sympathie."

Redoutable prédateur, Lord Henry profite de la naïveté de Dorian pour le manipuler. Il lui donne l’illusion de penser par lui-même, alors qu’il lui inculque ses propres idées sur l’art, la peur de vieillir et la vanité de la morale. En apprenant le suicide de son ex-fiancée Sibyl Vane, avec laquelle il voulait se réconcilier, Dorian s’effondre. Cyniquement, son mentor l’invite à chasser ses remords : belle mort pour une comédienne ! Toujours décontracté, Benoît Verhaert fait vivre ce personnage maléfique avec justesse. Même s’il apparaît comme le porte-parole d’Oscar Wilde, qui nous bombarde de sentences grinçantes (de quoi remplir un recueil !), il est avant tout un homme rongé par l’usure du temps, qui libère sa puissance destructrice.

Dépité par la prestation lamentable de Sibyl, Dorian se déchaîne contre cette actrice médiocre, indigne de son amour. C’est une des rares scènes où Damien De Dobbeleer, qui l’incarne, se lâche.

Patrice Mincke privilégie la continuité du spectacle. Les scènes s’enchaînent souplement grâce à des éléments de décor, qui virevoltent sur un plateau complètement dégagé. Certains acteurs jouent le rôle d’objets et soulignent, par leur écoute, des temps forts de l’action. Cette scénographie fluide, pimentée par des clins d’oeil aux spectateurs, assure un rythme alerte. Cependant le spectacle est encombré par certaines séquences ternes, comme l’entretien entre Lord Henry et son oncle ou la discussion entre Sibyl et ses proches, à propos de son mariage. On pourrait s’en passer, pour mieux se concentrer sur les rapports entre les trois personnages principaux, qui reflètent la complexité de l’auteur. Excès de fidélité qui contraste avec l’audace du baiser entre Dorian et Henry. Une provocation inimaginable dans une oeuvre menacée par la censure victorienne. Isolée, cette actualisation en porte-à-faux confirme la difficulté de dramatiser le roman étrange et foisonnant de Wilde. Malgré certaines maladresses, les adaptateurs ont relevé victorieusement ce défi.