Mardi 27 février 2018, par Jean Campion

Le Plaisir du sursaut

Alors que sur scène Valéry Bendjilali écoute sa guitare, Marc De Roy fait irruption dans la salle, remercie différents spectateurs de leur présence et rejoint son compère. En s’habillant, les comédiens, inspirés par le tube de Nicoletta, entonnent "Il est mort le théâtre". Le mot théâtre ne fait plus rêver. Pour le rendre attractif, il faut lui ajouter au moins deux "t". Ce soir, ils nous emmènent au... ThéTâTreT. Plus précisément dans le monde de Jean-Michel Ribes, où l’humour flirte constamment avec l’absurde. Puisant dans plusieurs recueils ( Théâtre sans animaux ; Musée haut, musée bas ; Sans m’en apercevoir, etc.), ils nous entraînent dans une farandole de scènes décalées, loufoques et... pertinentes.

Ribes aime beaucoup "les étincelles des courts-circuits, les immeubles qui tombent, les gens qui glissent ou qui s’envolent, bref les sursauts." Il aime que la situation dérape. Comme dans cet affrontement fraternel. Depuis l’âge de cinq ans, Jacques rêve de devenir plus intelligent qu’André, son frère aîné. Il crève d’envie de dépasser l’écrivain réputé, reçu sur les plateaux de télévision. Eh bien, ça y est ! En apprenant la "grande" nouvelle, André ne sourcille pas. Il laisse s’exprimer ce frère qu’en famille, à l’école, au catéchisme, on appelait "concon". Un surnom que Jacques justifie pleinement, en voulant prouver que "l’intelligence, c’est pas la mer à boire". La subtilité avec laquelle André manipule son cadet rend la scène jubilatoire.

L’auteur a l’art de faire progresser une situation extravagante, avec une logique désarmante. A la Comédie-Française, Jean-Claude et Louis, un couple homo, ont assisté à la première de "Phèdre". Rôle tenu par la soeur de Louis. Exaspéré par trois heures de supplice, Jean-Claude refuse d’aller féliciter "cette grosse vache", qui avait déjà gâché leur mariage. Louis tente de l’apaiser, fait des concessions : bravo peut se réduire à "o" et même à "vo". Peine perdue. Jean-Claude rejette les convenances et déclenche une nouvelle... tragédie.

Les personnages imaginés par Ribes nous ressemblent par leur faiblesse, leur lâcheté et leur humanité. Prisonniers de leurs préjugés, de leurs peurs et de leurs désirs, ils font voler en éclats la normalité, en cherchant à fuir leur réalité. Un homme, qui veut changer d’opinion sur son beau-frère, est aux anges, quand on salit sa réputation, en dévoilant toutes ses turpitudes. Les visiteurs, qui déambulent dans le musée, nous amusent par leurs obsessions, leur platitude, leur naïveté ou leur prétention. Ils sont manifestement incapables d’entrer en contact avec les oeuvres d’art. Convaincu qu’il faut absolument échapper à l’enlisement dans une existence médiocre, un client pousse son coiffeur à s’interroger : a-t-il été conçu pour passer la tondeuse ou vaporiser de la laque ? Il l’incite à lutter contre l’attraction universelle et à prendre son envol. Malgré l’emprunt à rembourser, le coiffeur est prêt à "faire le goéland".

"Sans m’en apercevoir" est un spectacle à l’allure décontractée. Changements de costume à vue et chansons nous permettent de souffler entre chaque séquence. Mais dès que la situation insolite est plantée, les dialogues alertes de Jean-Michel Ribes nous embarquent irrésistiblement dans son univers absurde. Dirigés avec précision par Pascale Vander Zypen, Marc De Roy et Valéry Bendjilali changent de rythme efficacement et provoquent un rire libérateur. Ils alternent les rôles de dominant et de dominé, conjuguent leurs efforts, pour susciter un climat angoissant dans "Ca fait peur, non ?" et se défoulent, en chantant des tubes de Gérard Lenorman, Mike Brant et Marie Myriam. Un duo talentueux, qui ne se prend pas plus au sérieux que l’auteur. Emporté par son imagination, celui-ci secoue les idées reçues, mais ne prétend pas donner de leçons. Il se contente d’utiliser l’humour comme "un bouclier contre la connerie universelle".

Jean Campion