Une femme arrive en courant et se place au bord de la scène, immobile. Lorsqu’elle s’en va, une autre prend sa place, suivie par un homme qui quitte le plateau alors que trois autres personnes y pénètrent. Deux autres s’y ajoutent puis la scène se vide au goutte à goutte.
Ce jeu de va et vient, sur le principe des vases communicants, se poursuit au son de quelques notes de piano éparses. Le plateau n’est jamais désert et est même, un moment, occupé par les dix interprètes. Mais aucun n’y reste vraiment longtemps. Une musique plus élaborée et continue s’installe. En sortant de scène, l’avant dernier marque un temps d’arrêt, se retourne et adresse un regard au dernier.
Femmes et hommes occupent à nouveau le plateau selon les mêmes modalités mais ils ne se présentent plus seulement face au public, droits, neutres, immobiles. Ils prennent la pose dans différentes attitudes alors que de petits mouvements des membres apparaissent chez certains. Une véritable gestuelle se développe, ils semblent prendre vie alors que certains d’entre eux gardent une pose figée, comme pour constituer un décor composé de statues.
A ce stade, l’on décèle peu de contacts, même visuels, entre les différents interprètes. Petit à petit, par deux, des regards s’échangent, des mouvements sont partagés, des sorties de plateau se font de concert. Les interactions entre les danseuses et les danseurs sont plus fréquentes, plus franches, mieux synchronisées. Le décor sonore (signé Thomas Turine) donne le tempo aux changements de tableaux, à la succession des scènes.
Ils sont tous les dix sur scène, tous en mouvement. Quelques bribes de paroles fusent, parfois inaudibles, parfois incompréhensibles faute de contexte. Rien d’envahissant, comme cela peut parfois l’être dans des spectacles de danse, des propos, disons anodins. « Ici, c’est moi, voilà moi », dit par exemple l’une d’entre elle.
Des mains apparaissent de derrière la toile qui constitue l’unique décor en fond de scène avant de disparaître, lentement. Une voix parle de feux d’artifice, « fugaces comme le printemps », tandis que la musique évoque une ambiance de carnaval. Des boulettes de papier coloré jaillissent depuis la toile de fond, à l’instar des oranges lancées lors des festivités carnavalesques de la région du Centre. L’un des pans de la toile s’affaisse, donnant à voir le lanceur de boulettes et l’une des interprètes qui joue une ritournelle répétitive sur le clavier d’un synthétiseur.
Tous reprennent possession de la scène, d’abord figés, puis sous l’impulsion d’une des danseuses, ils entament des mouvements de bassin, sensuels, presque aguichants. Le mouvement est collectif mais chacun y va de son rythme, de sa touche personnelle. Le groupe s’est constitué mais, à l’intérieur de celui-ci, chaque interprète garde sa personnalité, sa singularité.
La cohésion de l’ensemble s’exprime par la suite lorsque, tour à tour, une danseuse, un danseur, puis d’autres poussent un gémissement et feignent de s’évanouir. Tous, ou presque, se précipitent pour empêcher la personne de tomber au sol. La solidarité du collectif rencontrera son point d’orgue dans le final du spectacle avec une figure entièrement basée sur la totale confiance qu’un individu accorde au reste du groupe.
Avec « Landfall » (le terme n’a pas d’équivalent en français mais signifie, en gros, toucher terre, ce qui vaut pour un avion comme pour un bateau), la danseuse et chorégraphe Erika Zueneli renoue avec les pièces de groupes. Sa dernière création de ce type remonte à 2007/2008 avec « Partita-S » et ses huit danseurs. Ici, elle a rassemblé dix interprètes issus du milieu de la danse et du théâtre et même une personne venant du monde du cirque (il est facile à repérer, il est le seul à s’autoriser un salto arrière parfaitement maîtrisé).
Le thème de la pièce n’est pas tant le groupe en lui-même que la coexistence des singularités qui le composent. Tous les membres de l’ensemble sont différents, et affirment leur différence, mais le rassemblement de toutes ces individualités n’empêchent nullement le « nous » d’exister, au contraire, c’est cette diversité qui lui insuffle toute sa force.
Partant de jeux d’écriture mais, surtout, de contraintes d’espace (et donc de déplacement), Erika Zueneli a réussi à guider cette autre génération de danseuses et danseurs (oui, quelle que soit la discipline à laquelle ils ont été formés, tous s’affirment comme des danseurs sur la scène) dans sa culture chorégraphique sans gommer leurs singularités respectives. On reconnaît la patte de la chorégraphe dans cette œuvre, tout en équilibre et en cohérence, mais l’on distingue également la personnalité des interprètes, tous remarquables.
Didier Béclard
« Landfall » d’Erika Zueneli en collaboration avec Olivier Renouf, avec Alice Bisotto, Benjamin Gisaro, Caterina Campo, Charly Simon, Clément Corrillon, Elisa Wery, Felix Rapela, Louis Affergan, Lola Cires et Matteo Renouf, jusqu’au 27 novembre à Central à la Louvière, 064/21.51.21, www.cestcentral.be.
Ce vendredi 25 novembre, une navette au départ de Bruxelles est prévue pour la première (renseignements au 064/21.51.21).