Jeudi 2 mai 2019, par Jean Campion

La Guerre en dentelles

Fin diplomate, redoutable escrimeur, le chevalier d’Eon, qui passa 49 ans en homme et 33 en femme, fascina toute l’Europe jusqu’à sa mort. Au service de Louis XV, Louis d’Eon fut une espèce de James Bond du 18e siècle. Sa sexualité ambiguë rendit ce personnage de légende, très énigmatique. Un mystère qui poussa Thierry Debroux à en faire le héros d’une comédie de cape et d’épée. Inspirée par la première des trois missions périlleuses de cet agent secret, elle fut créée en 2006, avec un joli succès. En la mettant en scène aujourd’hui, Daphné D’Heur s’est efforcée d’exploiter sa finesse et son humour.

Pour rendre piquante sa participation à un bal masqué donné à Versailles, la comtesse de Rochefort déguise le chevalier d’Eon en femme. Comme Louis XV, tombé sous son charme, lui fait la cour, Louis d’Eon se sent obligé de lui révéler le travestissement. Impressionné par son magnétisme, le duc de Nivernais persuade le roi de l’engager comme agent secret. Habillé en femme, celui-ci deviendra Lia de Beaumont et se rendra à Saint-Pétersboug. Il tentera de gagner la confiance de la tsarine Elisabeth, pour la convaincre de s’allier à la France contre l’Angleterre et la Prusse. Tâche très délicate, car Elisabeth est conseillée par le chancelier Bestouchev, ennemi juré de la France. En lançant cette manoeuvre diplomatique, le duc de Nivernais, épris de la comtesse de Rochefort, écarte un rival... Politique et amour ne cesseront de jouer à saute-mouton. Sur la route de Saint-Pétersbourg, Lia de Beaumont rencontre Sophie-Charlotte de Mecklembourg, invitée au mariage de sa soeur. Cette ado rebelle, qui doit épouser, contre son gré, le roi d’Angleterre, se sent de plus en plus attirée par cette nouvelle amie. Sentiment troublant partagé par le chevalier, prisonnier de sa supercherie.

La pièce se déroule en 1755, à l’aube de la "guerre de 7 ans" (1756-1763), dont l’Empire britannique sortira grand vainqueur. Les duels, les guet-apens, les arrestations arbitraires, les machinations des espions nous préparent au conflit. Mais cette violence est déglacée dans la fantaisie . L’auteur vise avant tout à nous divertir par une comédie malicieuse, au premier degré . Une farandole de scènes d’action, plusieurs personnages caricaturaux, des quiproquos efficaces et quelques réflexions grinçantes sur le sort des faibles. Comme souvent dans les comédies, les valets vivent des aventures parallèles à celles de leurs maîtres. Serviteur du chevalier d’Eon, Lubin (Maroine Amimi) forme avec Nanette (Laurie Degand) un couple explosif et sympathique. On s’amuse de les voir astucieusement narguer les "méchants". Dommage que certains effets comiques reviennent avec insistance.

Aussi à l’aise dans les duels que dans les entretiens enbarrassants, Julien Besure fait de Louis d’Eon un agent secret moins sournois que ses ennemis. Femme séduisante, il peste contre ses hauts talons. Lorsqu’il est obligé de baisser le masque, il devient convaincant. Il est même touchant, quand il essaie de faire accepter sa conduite à la femme qu’il aime. Dans ses deux rôles (duc de Nivernais et prince Narychkine), Didier Colfs fait ressortir le cynisme des puissants. Incarné sobrement par Nicolas Janssen, le chancelier Bestouchev est un manipulateur cruel et sans scrupules : le "mauvais" qu’on se réjouit de voir démasqué. Les portraits de femmes sont plus nuancés. Perrine Delers montre subtilement que si la tsarine Elisabeth rêve de Versailles et de culture française, elle est soucieuse de l’intérêt de son pays. Laurence d’ Amélio est une comtesse de Rochefort qui savoure la vie. A la fois espiègle et sage, elle voit le chevalier d’Eon lui échapper avec une mélancolie sereine. Tout le contraire de Sophie-Charlotte de Mecklembourg, qui piétine de rage, quand elle découvre la vérité. Petra Urbani joue le rôle de cette jeune fille, prête à envoyer promener toutes les entraves, avec beaucoup de punch. Mais elle devrait mieux maîtriser sa voix dans ses colères.

La mise en scène précise de Daphné D’Heur nous entraîne dans cette histoire rocambolesque sur un rythme très vif. Pas de temps mort, malgré la taille de la distribution (16 comédiens se partagent une trentaine de rôles) et la multiplication des scènes. Elles s’enchaînent rapidement grâce au plateau tournant et à la frugalité de la décoration (A Versailles ou à Saint-Pétersvbourg, c’est la même faune humaine).
Moins fougueux que "Le Capitaine Fracasse" ou "Les Trois mousquetaires", ce spectacle baigne dans une atmosphère feutrée, nourrie par les jeux mondains et les complots politiques. Daphné D’Heur a eu raison de s’inspirer de l’esthétique du "Marie-Antoinette" de Sophia Coppola.

Jean Campion