Vendredi 29 mars 2013, par Thomas Dechamps

L’éclatement des frontières

Joël Pommerat a longuement travaillé en solitaire et avec ses comédiens pour concevoir cette nouvelle création théâtrale. Et le résultat est tout simplement bouleversant. La scène trace une frontière béante entre deux parterres de spectateurs mais la pièce, elle, rompt toutes les frontières entre les genres, les sentiments, la cohérence narrative, le rire et l’horreur, la raison et la folie, l’amour et la haine… Une œuvre aussi intense que sa forme, suite de séquences isolées, est légère. À voir absolument.

Ce qui frappe directement, c’est l’obscurité dans laquelle baigne toute la pièce. Ou plutôt la lumière, très travaillée mais toujours discrète et éphémère. Elle n’éclaire qu’en partie et faiblement des personnages qui retournent à chaque fois dans l’ombre, aussitôt leur temps épuisé. Ensuite il y a ce couloir qui sert de scène : sorte de fosse où les spectateurs, disposés de part et d’autre, assistent au spectacle comme on regarde une arène. Il y a la musique aussi, souvent ténébreuse, parfois plus légère, mais toujours envoûtante et qui apporte à tout moment une touche de plus à la scène qui se déroule sous nos yeux, même quand elle est très discrète.

Et puis surtout il y a le texte. La pièce se présente sous la forme d’une longue suite de saynètes sans lien narratif, même si elles semblent s’enchaîner parfaitement. Sur la scène-couloir, c’est en fait à un défilé de nouvelles ramassées auquel nous assistons. On passe avec une facilité déconcertante du rire à l’horreur, de l’humour absurde au drame le plus pesant. Et chaque fois ça marche, on est pris dans chacune de ces histoires qui malgré leurs différences évidentes semblent se répondre l’une l’autre. Des histoires qui parlent beaucoup d’amour, du couple et toutes les difficultés qui vont avec, mais aussi d’amitié, du mensonge, de la peur et plus simplement de toutes les faiblesses et fissures intérieures de l’homme. Des fissures qui, comme un grand no man’s land entre deux pays frères mais séparés depuis longtemps, s’ouvrent ici telles des plaies béantes et éclatent au grand jour.

Ces textes, souvent difficiles et exigeants, sont magnifiquement portés par des comédiens au sommet. Peut-être parce qu’ils ont eux-mêmes participé au processus créatif de l’œuvre, en tout cas tous les rôles qu’ils ont à endosser sonnent juste, du plus grave au plus absurde.

Bien sûr, dans ce grand défilé de scènes isolées, certaines toucheront plus que d’autres et on peut être un peu déboussolé de passer par tant de styles et d’émotions différentes. Mais la grande force de La Réunification des deux Corées c’est de transformer des scènes comiques en tragédies, de nous faire rire de drames terribles et que tout cela se fasse sans accroc, presque magiquement, avant que l’obscurité ne retombe une dernière fois.