Mercredi 22 février 2017, par Yuri Didion

L’amour dans l’arène

José, brave brigadier, est séduit bien malgré lui par Carmen, une gitane dont la beauté n’a d’égale que la fierté. Elle, tour à tour lointaine ou amoureuse, froide ou ardente, l’emportera dans son sillage où règnent les caprices. On assiste à la chute de l’homme vers les confins de la folie, jusqu’au crime passionnel et à la mort. Histoire tragique d’un grand amour, d’une passion et d’un meurtre fabuleux, raconté en une heure dans une arène de marionnettes.

La scène se montre ici dans toute sa nudité : un immense espace vide, uniquement habité en son centre par la table de divination d’une diseuse de bonne aventure. De bonne aventure ? Pas si sûr, puisque dès le départ, la couleur est donnée par le petit supplicié pendu à son cadre : l’histoire ne finira pas bien. A côté d’elle, dans la pénombre, un complice musicien patiente.
Deux artistes pour interpréter et réinventer l’histoire sauvage de Mérimée, mise en opéra par Bizet. La compagnie Karyatide propose ici une version "dédiabolisée" de la plus célèbre des gitanes, où celle-ci n’est plus meurtrière mais gréviste, où elle n’est plus tant l’étrangère que l’amoureuse. Sa sincérité y gagne, sa fierté en prend un coup. Mais baste ! c’est la folie de José qui prend sa place : la chute, depuis la moralité qui le pousse à libérer une "innocente" jusqu’à l’assassinat d’Escamillo puis de Carmen est ici le lieu central de l’histoire.

La table de divination est, en elle-même, un objet des plus inventif. Support à tous les lieux, elle se transforme par la magie d’une grille de radio ou celle du sable manipulé en usine ou en prairie espagnole, en prison ou en arène de corrida. Contenant incroyable, on en voit jaillir les personnages et tous leurs accessoires, les vachettes dodelinant adorablement de la tête ou le couteau fatal.

Au niveau de l’interprétation, il y a un fabuleux travail de la voix, qui donne à entendre de manière juste toute l’émotion des personnages dans des corps inertes, qu’ils soient ceux des comédiens la plupart du temps assis ou ceux des marionnettes, poupée type Barbie assez peu mobiles. Le jeu de la narratrice est très stylisé, et n’est pas sans rappeler le mysticisme prononcé des tireuses de cartes et autres medium. Petit défaut, cela rompt parfois un peu le rythme du spectacle, notamment par rapport aux musiques utilisées. Ce n’est pas non plus très éloigné des codes de l’opéra, grands gestes emblématiques, postures figées à la limite de la pantomime.
Le pari annoncé d’un "opéra de poche" est donc plutôt réussi. Il est d’ailleurs également présent en filigrane par la musique qui reprend les grands airs de Bizet : "L’amour est un oiseau rebelle", "Vivat, vivat Escamillo", "Toréador, prends garde", "La fleur que tu m’avais donnée" etc. Arie parfois doublé en parlando où les comédiens disent le texte qui passe en bande-son, comme un audio-sous-titre dont l’effet est pour le moins saisissant.

Du point de vue de la mise en scène, on pourrait questionner la pertinence de jouer du théâtre de marionnettes (plutôt de l’ordre du "petit") dans une grande salle, où les spectateurs sont à distance. Si la manipulation est attirante, l’écart entre les spectateurs et la scène ne permet pas d’en profiter pleinement, et force visiblement la comédienne à un lyrisme qui ne lui permet pas de disparaître au profit des marionnettes.

Un spectacle prometteur donc, malheureusement dans un lieu inadapté, qui propose une version plus humaine de la figure presque mythique de Carmen dans une approche ludique qui stimule l’imagination.