Lundi 17 février 2014, par Karolina Svobodova

"Karolina Svobodova"

Presque vingt ans après sa création, la pièce éponyme de Jérôme Bel est présentée au Kaaitheater. Cet évènement offre l’occasion à une nouvelle génération de spectateurs d’y assister tout en ouvrant le questionnement sur sa pertinence dans le contexte contemporain. Les questions abordées par le chorégraphe sont-elles encore d’actualité ? Quelles attentes et quelles réceptions pour cette œuvre qui a acquis un certain statut historique ?

Bref rappel du contexte d’élaboration. Les années nonante en France : à la suite des expérimentations américaines, les artistes français commencent à prendre leur distance avec la virtuosité des mouvements produits par des corps parfaits que l’on venait admirer les soirs de représentation. Face et contre cette pléthore de signes et de conventions, ils interrogent les fondamentaux de la danse et en cherchent l’essence. Inspirés et nourris des recherches des artistes minimalistes, ils adoptent la formule « Less is more » proférée en son temps par l’architecte Mies van der Rohe : c’est par la suppression du superflu que « quelque chose de l’essence de la chose » peut être atteint.

Pour comprendre ce qu’est la danse, Jérôme Bel s’interroge sur les fondements de celle-ci. Pour lui, elle consiste en un jeu entre trois éléments : la musique, les corps et la lumière. La réduction intervient ensuite sur ces paramètres-mêmes, pour tenter de parvenir à leur degré zéro. Jérôme Bel procède alors à une mise à nu radicale : les corps sont déshabillés, la lumière est réduite à sa plus simple expression (l’ampoule électrique) et la musique à une voix qui chante. Ces éléments sont placés sur le plateau noir, à présent c’est un jeu sur/avec leur réalité qui se déploie devant les spectateurs. Une actrice porte l’ampoule et éclaire les gestes des danseurs, orientant le regard et produisant des ombres impressionnantes sur les parois de la salle. Ces gestes simples de la découverte du corps sont ainsi par moment amplifiés, à d’autres ramenés à leur intimité.

Ces corps quotidiens et leurs mouvements banaux sont une invitation à l’identification, elle-même renforcée par le jeu de présentation des acteurs : sur le tableau noir qui ferme la scène, ils inscrivent leur nom, prénom, âge, numéro de téléphone,… Ensuite c’est le corps qui devient surface pour l’écriture. Au rouge-à-lèvres rouge ils dessinent sur la peau ce qu’habituellement elle recouvre. Le ressenti, l’en-dedans y est inscrit et exposé aux yeux de tous. Ce ne sont pas des figures ou des personnages qui sont sur la scène mais bien des individus dans lesquels le spectateur est amené à se reconnaître. Littéralité comme mot clé du spectacle : pas de symbolisme mais les choses telles qu’elles sont.
Et c’est à cet endroit-là que le spectacle conserve une actualité, dans le décalage qu’il offre par rapport aux modèles auxquels nous sommes habituellement confrontés. Loin de toute virtuosité et érotisme, des corps ludiques qui se découvrent avec lenteur et simplicité. Loin du bruit assourdissant et des lumières aveuglantes, une voix qui chante et une ampoule électrique. Opposés aux images de corps hypersexualisés dont les médias peuplent nos quotidiens, ces corps nus, simples et fragiles, ne signifiant rien d’autre qu’eux-mêmes nous ramène à l’essentiel. Aussi, bien que le contexte ait changé, ce spectacle vieux de presque vingt ans nous amène un vent de fraîcheur.

Jérôme Bel voulait faire un spectacle de danse. Il s’est arrêté au corps. Et comme en témoigne cette reprise, dans la question du rapport au corps c’est non seulement la question du rapport à soi qui se déploie mais également celle du rapport à l’autre et du rapport au monde.
Face à "Jérôme Bel" l’occasion et le temps nous sont offerts de nous reposer ces questions essentielles.

Karolina Svobodova.