Samedi 15 octobre 2016, par Dominique-hélène Lemaire

Jouer pour lire et dire.

Il n’est pas sanglé dans un costume de dandy fin 19e, il est en habits de metteur en scène. Dans la nudité noire du plateau, assis sur une chaise de bois, Michel Voïta réussit parfaitement à installer la croyance d’être les sujets du livre lu à la chandelle : trois extraits significatifs des premiers chapitres de "Du côté de chez Swann".

Il entraîne rapidement le public dubitatif sur son oreiller d’enfant, parcourant à la manière d’un orchestre de jazz tous les moments de réveil, ces zones entre-deux où s’installent des intuitions profondes et fugaces. Contact, tout s’éclaire. Un temps qui convoque de fulgurants instantanés de mémoire tels des étoiles filantes et qui superpose des perceptions de temps multiples. Nous sommes pris à notre tour au creux du kaléidoscope de Marcel Proust qui balaie l’espace d’évocations tangentes et confuses. Et tout devient lumineux, révélé comme la perception soudaine qui vous saisit lorsque l’on regarde des illusions d’optique. Un tour de force théâtral. Un défilé de personnages et d’ombres et lumières, qui nous ramènent à notre propre ressenti. Une approche originale pour mettre en valeur les textes qui nous passionnent ou nous tétanisent et de les rendre accessibles à tous.

« Comme c’est le cas pour bon nombre d’entre nous, le texte de « À la recherche du temps perdu » constituait une culpabilité culturelle » explique Michel Voïta dans sa note d’intention. Comme pour nombre de pauvres élèves à qui on infligea de pénibles dictées de mots et de souffle - dont il fallait ensuite faire la torturante analyse logique - les difficultés commencèrent lorsqu’il entama son travail de lecture du premier chapitre. Puis lui vint une sorte d’illumination, une communion subite avec le narrateur qui décrit comment, jeune garçon, il inventait un stratagème pour que Françoise accepte de porter la lettre qu’il venait d’écrire afin que sa mère monte lui dire bonsoir dans sa chambre. Une évidence lui sauta dans le cœur : «  … il ne fallait pas seulement « dire » ce texte, il fallait le faire mien, le jouer, l’inventer sur le moment même. Il me fallait m’en emparer. Comme n’importe quel rôle. Il était écrit pour cela. Et, aussitôt que je l’abordai ensuite avec cet état d’esprit, le texte s’ouvrit, se dévoila, se simplifia, les phrases s’emboîtaient maintenant logiquement et un cortège d’émotions surgit. »

Et à son tour le public est impressionné et submergé par la même évidence, celle de l’essence du sentiment amoureux à travers les perceptions cruelles de l’amour. Une collision entre la diffraction lumineuse de l’impressionnisme et la recherche intense de l’essence des sentiments de l’ expressionnisme. Une rencontre enfin avec un magicien de mots, à la diction parfaite, tendu comme un arbre de vie, vibrant comme un arc - celui d’Ulysse, nul doute - avec son orchestration subtile et juste de l’espace des émotions. Une voix parfaite qui plonge et s’élève dans une très large tessiture. Jouer pour lire et dire. Réussir le défi. Peut-être reconquérir l’amour. Présenter la galerie de personnages qui sous-tendent l’oeuvre et les faire aimer. Faire d’une représentation théâtrale le teaser d’une oeuvre monumentale.

Le public est comblé et reconnaissant devant ce troubadour, voyageur de temps et d’espace. Les amoureux de Proust ne se sentent plus de joie et les autres accèdent aux capiteuses libations, invités désormais à oser entrer dans l’œuvre et à en savourer la force évocatrice.

Dominique-Hélène Lemaire