Vendredi 24 mars 2017, par Jean Campion

Je tue, donc j’existe

Dans "La Solitude d’un acteur de peep-show avant son entrée en scène", Paul Van Mulder donnait vie à un homme en plein désarroi. Après avoir vivoté, en enchaînant les jobs médiocres, il s’accroche à ce boulot mortifiant mais rentable. Exclu d’un monde qui le dépasse, il aimerait qu’on l’aide à y trouver sa place : "Je fais la pute, mais je veux qu’on me respecte." Terrible désillusion : il fait partie des êtres jetables, bannis par une société impitoyable. Le héros d’ "Amours, à mort" est également un paria. En quête d’amour et de reconnaissance, il subit rejet et humiliations. Pour être regardé et se sentir exister, il deviendra tueur de masse.

Paul van Mulder entame son monologue sur un ton confidentiel. Errant dans une rue, il voit une maison à peine éclairée. "Je ne sais pas ce qui se passe dans ma tête... mais tout d’un coup... je me sens obligé d’y entrer... cette maison m’appelle... je dois y pénétrer." A l’étage, un homme dort paisiblement. Cette vision le remplit de bien-être et il fait du bruit, pour entrer en contact avec le dormeur. Effrayé, celui-ci le conjure de prendre tout ce qu’il veut et de partir...

Dans la séquence suivante plus réaliste, le protagoniste confirme son désir d’échapper à l’isolement. Cherchant à améliorer forme et apparence, il s’inscrit dans un club sportif. Pour s’y intégrer, il se montre serviable, prévenant. Un zèle qui déplaît à certains membres. Ils coincent ce crampon dans une cabine et s’acharnent sur lui. Avec une sauvagerie aveugle. Le visage en sang, il quitte le gymnase dans l’indifférence générale. Posséder une arme devient une nécessité. Découragé par les tracasseries administratives, il fait confiance à son habituel fournisseur de drogue. Il lui achète un revolver. Mais, piégé par le dealer, il se soumet à un marché, qui précipite sa descente aux enfers.

Paul Van Mulder incarne un personnage pathétique et terrifiant. Soutenu par des éclairages suggestifs et un minimum d’effets sonores, il nous plonge dans son univers, où règnent pénombre et solitude. Les yeux dans les yeux, il nous livre sa vérité. Sobrement, sans porter de jugements. Sous l’emprise de sa voix désarmante, nous partageons ses émotions et ressentons la tension qui habite le comédien, auteur de ce texte sombre et fascinant. Il y dénonce une société malade, gangrenée par le repli sur soi, un individualisme croissant et une violence extrême. Dans une scène effroyable, l’innocence du héros est piétinée par des brutes. Il répond aux coups par des paroles du Christ : "Prenez et buvez mon sang". Puis il savoure une douche d’eau tiède apaisante, alors que ce sont ces barbares qui lui pissent dessus. Dans un duel à la roulette russe, cet homme, qui fuit l’humiliation, se voit enfin reconnu par les parieurs, qui ont misé sur sa victoire. La chance lui a souri : il a tué son adversaire. On l’applaudit. Il existe ! D’autres crimes gratuits confirmeront qu’il est vivant.

Ce "tueur-selfie" n’est pas le porte-drapeau d’une classe sociale, d’un peuple ou d’une religion. En donnant la mort, il sort de l’anonymat et rejoint les assassins narcissiques, enivrés par la célébrité que leur offrent les médias. Comme Mohamed Merah en France, Anders Breivik en Norvège ou les ados déboussolés de "Happy Slapping" (2012). Dans cette pièce, Thierry Janssen met en scène des jeunes assassins qui filment leur fusillade, persuadés que l’on n’existe que par l’image. "Amours, à mort" souligne le mépris de la vie. Incapable de se suicider, un homme au bout du rouleau incite le "tueur-selfie" à tirer. Les paris sur les combats à la roulette russe nous renvoient aux sacrifices des gladiateurs. Paul Van Mulder ne donne pas de leçons et ne défend pas une cause. Impressionné par des chiffres affolants ( en 30 ans, plus de 120 tueurs de masse ont fait plusieurs milliers de victimes en Occident), il lance l’alerte. Cette confession implacable et poignante remue notre conscience. Bravo l’artiste, merci l’humaniste.

Jean Campion