Jeudi 1er décembre 2016, par Jean Campion

Impertinence pertinente

"Nous sommes intimement convaincus que le théâtre reste un moyen des plus efficaces et des plus ludiques, pour se saisir de thématiques complexes et les mettre à la portée d’un grand nombre de personnes, à commencer par nous." C’est dans cette optique que le Collectif Mensuel a adapté à la scène "L’homme qui valait 35 milliards". Du théâtre engagé et débridé qui fait dialoguer vidéo, musique live et jeu d’acteurs. Fruit d’une nouvelle collaboration entre ces partenaires, "Blockbuster" est un mashup, c’est-à-dire un détournement parodique. Composé de 1400 plans puisés dans 144 films américains, sortis depuis 1980, ce film est aussi une pièce, jouée en live par cinq comédiens-musiciens-bruiteurs.

Pour sortir de la crise, le gouvernement envisage de supprimer la déduction des intérêts notionnels et de taxer les transactions financières. Branle-bas de combat à la Fédération des Entreprises. Mortier, le patron des patrons, manie efficacement la carotte et le bâton. Il amène la ministre du Travail à renoncer à son projet, en promettant 200.000 nouveaux emplois et en brandissant la menace de la délocalisation. Deuxième adversaire à neutraliser : Corinne Lagneau. Cette journaliste s’apprête à dénoncer le scandale des multinationales, qui échappent à l’impôt sur les bénéfices, via des sociétés offshore. Sous la pression des actionnaires, le directeur du journal la licencie avec ménagement et censure l’article incendiaire. Mais Corinne Lagneau ne s’avoue pas vaincue. Dans une lettre diffusée sur les réseaux sociaux, elle souligne l’importance des enjeux économiques et incite les citoyens à la rébellion. Mortier lance à ses trousses un tueur à gages... "Blockbuster" est sur rails. Place aux courses-poursuites, aux manifestations monstres, aux combats de rue et aux explosions spectaculaires.

En utilisant comme arme de contestation un humour féroce, les auteurs rendent ce spectacle, aux relents de politique belge, impertinent et ludique. On prend plaisir à repérer des extraits de "Wall Street", "Rambo", "Un Après-midi de chien"... et à retrouver, au détour d’une scène, Harrison Ford, John Malkovich, Sean Penn ou Al Pacino. Ils sont venus nous faire un petit coucou. En revanche, Michaël Douglas, patron implacable, Judi Dench, ministre otage, Julia Roberts, journaliste intrépide, Brad Pitt, chômeur S.D.F., Tom Cruise, premier ministre veule, et Sylvester Stallone, killer paumé ou casseur de gauchistes, semblent jouer leur rôle avec conviction. Un casting de rêve, qui rend le détournement savoureux.

Avant d’entamer la représentation, le Collectif Mensuel sollicite la complicité du public, en lui demandant d’enregistrer des applaudissements et un slogan fédérateur, qui s’intégreront au spectacle "fait maison". Comme le film est projeté sur un écran suspendu à l’arrière-plan, on peut apprécier la virtuosité de Sandrine Bergot, Quentin Halloy, Baptiste Isaia, Philippe Lecrenier et Renaud Riga, qui s’épaulent efficacement. L’encadrement technique de cette "grosse production" séduit par sa modestie et son ingéniosité. Les bruiteurs travaillent à l’ancienne : le rugissement du lion de la M.G.M. est poussé dans un seau en fer, des bandes de cassettes font crépiter le feu et une bouillotte crisser les pneus. Les comédiens interprètent leurs textes, en collant aux lèvres de leurs personnages. Quelques instruments permettent à deux musiciens de soutenir les images, comme celles des manifestations, galvanisées par "le Temps des cerises".

Un grand nombre de blockbusters sont des pompes à fric qui, en écrasant les films concurrents, représentent le triomphe de l’ultralibéralisme. Ce "Blockbuster", au contraire, est une fable drôle et subversive. Elle stigmatise l’arrogance de la classe dominante et libère la parole des opprimés. Bien sûr, le rire nous tient à distance de ces personnages manichéens. Mais la ténacité de Lagneau qui ne se laisse pas dévorer par les loups, la puissance des manifestations, l’ingéniosité du chômeur, capable de paralyser un pays, nous réjouissent. "On ne change pas le monde avec un spectacle ", reconnaît le Collectif Mensuel, "mais au moins, il y a un effet cathartique, qui fait du bien aux gens."

Jean Campion