Lundi 17 novembre 2014, par Jean Campion

Il faut vivre jusqu’au bout

"Traduire, c’est déjà mettre en scène." Christophe Sermet et Natacha Bolova sont repartis de l’original, pour privilégier un langage quotidien, direct, débarrassé du "petit filtre littéraire ou précieux qui existe dans certaines traductions." Avec un point d’exclamation et sans la référence familiale rassurante, le titre claque comme un rappel à l’ordre. En insufflant ce dynamisme, cette âpreté, le metteur en scène pousse ces personnages, qui pataugent dans leur existence, à libérer leurs rancoeurs. Avec la violence d’un orage qui explose.

Accompagné de sa jeune épouse Eléna, le vieux professeur Sérébriakov revient dans la propriété, qui appartenait à sa première femme. C’est sa fille Sonia et Vania, son beau-frère, qui exploitent tant bien que mal le domaine. La beauté d’Eléna ravive les regrets de Vania et excite le désir d’Astrov, le médecin qui soigne Sérébriakov. Celui-ci provoque, par son comportement égoïste, une dispute homérique. On frôle le drame. Et puis la vie reprend son cours insipide.

Malgré la vanité de leur existence, les héros de Tchekhov ne baissent pas les bras. En s’affrontant dans ce huis clos, ils revivent leurs rêves et confessent leurs frustrations. Médecin désabusé, Astrov s’indigne de voir la forêt massacrée : "Il faut être barbare, sans conscience, pour brûler dans son poêle toute cette beauté, pour détruire ce que nous ne pouvons créer." Persuadé que Sérébriakov n’y connaît rien en art, Vania déteste ce professeur qu’il a admiré. Comment a-t-il pu gâcher sa vie, en se crevant, pour lui envoyer les maigres revenus du domaine ? Sa haine est attisée par sa jalousie. Si dix ans plus tôt, il avait déclaré son amour à Eléna, c’est peut-être lui qu’elle aurait épousé. Lui parler de son amour fait malgré tout son bonheur. Des déclarations qui agacent la jeune femme.

Eléna croyait sincèrement aimer Sérébriakov, malgré la différence d’âges. Aujourd’hui, elle supporte de moins en moins l’égoïsme d’un hypocondriaque, qui l’accuse d’attendre sa mort. Conscient de tyranniser son entourage, celui-ci réclame le droit à une vieillesse tranquille. Contrairement à Eléna, qui crève d’ennui, Sonia mord dans la vie. Amoureuse d’Astrov, dont elle partage l’idéal écologique, elle lui fait jurer de renoncer à l’alcool. Cependant, complexée par son physique, elle n’ose pas l’interroger sur ses sentiments. Eléna est prête à le faire, convaincue que la réponse sera décevante. A moitié séduite par le médecin entreprenant, elle hésite à franchir le pas.

Christophe Sermet ne voulait pas d’acteurs "confortablement assis à discutailler". Pas de sièges, mais un monumental comptoir en zinc qui, en pivotant, découpe le temps. Bar où se presse une armée de verres, invitant à noyer les désillusions dans la vodka, mais aussi lit, ponton ou table d’autopsie, sur laquelle les occupants de la maison dissèquent leurs relations. Autre élément étrange : une hache plantée dans une souche. Ce rappel de la déforestation permet à certains personnages de libérer leur agressivité. Les comédiens trouvent dans ce décor épuré, un tremplin pour faire éclater la vie, dans une atmosphère désenchantée. Philippe Jeusette est un Vania pathétique. Révolté par l’injustice, il pousse des coups de gueule, qui masquent mal ses fêlures. Par son jeu très physique, Yannick Renier nous fait sentir qu’Astrov est un homme sans illusions, mais capable de vivre encore des passions. Incarné par Pietro Pizzuti, Sérébriakov apparaît comme un vieillard dépassé et pontifiant, plus risible que méchant. Sarah Lefèvre impressionne par l’intensité de son interprétation et Sarah Messens par sa maturité. Elles font de la scène de réconciliation entre Sonia et Eléna un petit bijou.

Trouvant qu’ "il y a chez Tchekhov une atemporalité dans la manière d’exposer le désarroi métaphysique", Christophe Sermet ouvre le spectacle par "People are strange" (The Doors), y intègre d’autres chansons en anglais et même un extrait de "La Divine Comédie" en italien. Il ignore la campagne russe du 19e siècle, pour concentrer notre attention sur des hommes paralysés par le besoin d’exprimer leurs sentiments. Ils vivent des situations parfois cocasses, comme Vania, un bouquet de roses à la main. Mais le plus souvent, ils nous émeuvent par leur résistance au désespoir.