Mardi 1er avril 2014, par Jean Campion

Il fallait oser

Pour aborder des sujets politiques comme le choc des cultures ("Bureau national des allogènes") ou la violence économique ("Le Sourire de Sagamore"), Stanislas Cotton tient le réel à distance, en affublant ses personnages de noms farfelus et en misant sur une situation et une langue surprenantes. On retrouve ce principe dans "La Gêne du clown". Entraîné dans une farce apparemment inoffensive, le spectateur est progressivement confronté à l’horreur de l’inceste. Mêlant humour et effroi, ce texte qui, pour Georges Lini, "a le goût et l’odeur des défis", nous bouleverse et nous oblige à regarder en face une vérité dérangeante.

Une porte s’ouvre brutalement. Dans un nuage de fumée, Bobby Dick, un clown blanc très énervé, peste contre les désagréments du tramway. Coup de projecteur sur la concierge, qui achève de balayer la salle. Tout aussi caricaturale, sous son maquillage outrancier, Philomène Planchapain tripote ses fantasmes. Passant en revue les mâles de l’immeuble, elle considère que Bobby est le seul capable de satisfaire son appétit sexuel. Puis elle lève le rideau sur un joyeux capharnaüm. Dans les airs, des serviettes de cuisine dansent une farandole avec des lampions et au sol des casseroles hétéroclites montent la garde devant sa loge. De plus en plus excitée, Philomène multiplie les plaisanteries grivoises, confiant au public qu’elle est une "CON - CIERGE". Cependant Bobby Dick ne répond pas à ses avances. Ce fonctionnaire tatillon est inquiet : Andromède, sa nièce, devrait être rentrée de l’école. Tout à coup un bruit plaintif, lancinant agace ses oreilles...

Comme un diable sortant de sa boîte, surgit une jeune fille à la bouche ourlée d’un rouge agressif. Ado farouche et butée, Andromède casse la vaisselle de la concierge, révèle ses médisances et se moque de l’indignation de son oncle, qui la menace d’une fessée. Comme Alice, l’héroïne de Lewis Carroll, elle est passée dans un autre monde. En jouant avec une poupée, elle raconte posément comment elle s’est emparée d’un revolver. Une arme qui lui donne la force de briser le mur du silence et de dénoncer les turpitudes de Moby... Bobby Dick, ce salaud de cachalot.

Laurie Degand revit ce cauchemar avec une sensibilité d’écorchée vive. Elle décrit crûment les agressions qui salissent son corps. Un corps dont elle a honte, alors qu’elle est la victime d’un hypocrite, obsédé par l’assouvissement de ses désirs. On sent bouillonner l’esprit de vengeance, mais que de blessures avant d’oser se libérer ! Remplaçant Philippe Jeusette au pied levé, Georges Lini a dû jouer la première partie avec un aide-mémoire et puis s’est lancé sans filet dans la seconde. Il a pu ainsi, par son énergie, rendre pathétique le délire d’un malade, prisonnier d’un amour dévoyé. Dans la peau de Philomène, Isabelle Defossé oppose la femme provocante au témoin sidéré par une vérité, qui lui éclate à la figure. Cette vérité qu’elle n’a pas su voir, alors qu’elle épie les habitants de l’immeuble.

Médusée, elle enlève sa perruque, se démaquille et manifeste sa compassion. Nos masques, le vernis des convenances, le poids des tabous, en nous rassurant, nous privent de lucidité. C’est pour lutter contre cet aveuglement que Stanislas Cotton nous propose ce témoignage accablant, enrobé de fantaisie. Dommage que les récits poignants fassent de l’ombre aux séquences clownesques, trop répétitives. La mise en scène renforce l’intensité de la pièce, mais stimule aussi notre imaginaire, notamment par l’extravagance des décors et l’efficacité des jeux de lumière. En concrétisant ce projet audacieux, Georges Lini confirme son adhésion à "un théâtre dur, authentique, qui secoue le spectateur émotionnellement et intellectuellement, sans pour autant le désenchanter."