Lundi 25 novembre 2013, par Catherine Sokolowski

Hommage à deux amours

Seuls dans un espace confiné orné d’un tournesol géant, Clare et Felice ont peur de leur ombre. Le spectacle qu’ils vont jouer ce soir pourra-t-il les sauver ? Ces deux êtres marginaux, incompris, ruinés, n’ont d’autre horizon que cette représentation quotidienne. Cette « pièce à deux personnages » est une œuvre basée sur la vie de son auteur, Tennessee Williams, profondément marqué par l’internement de sa soeur, une oeuvre qui parle d’amour fraternel, mais aussi des vicissitudes de l’existence, notamment de la marginalisation qui mène à l’enfermement ou encore de l’attrait du repli comme bouée de sauvetage. Fascinante pour les uns, ésotérique pour les autres, dans tous les cas, l’interprétation magistrale de Mathilde Lefèvre(Clare) et Simon Duprez (Felice) ne laissera personne indifférent.

Après avoir étudié l’œuvre de Tennessee Williams en profondeur, Sarah Siré s’intéresse à « La pièce à deux personnages », texte auquel l’écrivain fait maintes fois référence dans ses mémoires. La metteuse en scène prend connaissance du texte en anglais et reçoit ensuite une traduction en français. S’en suit un travail d’enquête, avec les comédiens, s’appuyant sur les nombreuses didascalies fournies par l’auteur, pour comprendre et restituer au mieux cette œuvre complexe. Dirigés mais libres, Clare (Mathilde Lefèvre) et Felice (Simon Duprez), créent un couple frère/sœur uni, passionné et fort. Laissant la place à l’improvisation lorsqu’elle s’impose, le duo monopolise l’attention et la richesse de leur relation domine les nombreuses interrogations suggérées par les dialogues. Si rien n’est clair, cette ambiguïté permet de transcender l’espace du réalisme. La mise en abîme d’un théâtre dans un théâtre donne le vertige : où commence la réalité, où le jeu s’arrête-t-il ? Il s’agit ici de refléter les contradictions internes d’un auteur paradoxal. L’amour et la haine s’affrontent continuellement et constituent l’envers et le revers d’un magnifique attachement familial.

Désert, purgatoire, trou, saletés, le sol est l’élément clé du décor. Sa portée symbolique s’arrête avec l’imagination du spectateur. Dans le fond, une toile transparente évoque une grande moustiquaire. Un gigantesque tournesol englué de pétrole appuie le côté sombre de cette scène ténébreuse. Mélangeant les styles, les dialogues passent du tragique au comique, sans oublier l’absurde, renforçant la complicité de ces personnages perdus, abandonnés et exténués. Chaque échange suggère mille interprétations, selon la connaissance que l’on a de la vie de l’auteur, de son travail, des intentions de la metteuse en scène et des acteurs, mais aussi selon notre propre expérience existentielle.

Cette oeuvre est également un hommage au théâtre et aux acteurs, Clare et Felice, désemparés, jouent et rejouent comme si, seul le théâtre, en dernier recours, pouvait les sauver. L’espoir, ténu, est toujours présent mais il passe par l’évidence de la solidarité de ce couple fusionnel. Alors bien sûr, cette création s’adresse à un public curieux, évolutif, constructif, imaginatif, étant donné que la suggestion domine l’explication. Mais cette double déclaration d’amour, fraternel d’abord, au théâtre ensuite, mérite certainement le détour et fait revivre, l’espace d’une soirée, tout le talent de Tennessee Williams.