Mardi 17 mars 2015, par Jean Campion

Histoires à vivre debout

A la fin des années 60, la Compagnie Dario Fo - Franca Rame tourne le dos au théâtre bourgeois et devient la Nuova Scena. "La bourgeoisie acceptait que nous la critiquions, même de manière violente, à travers la satire et le grotesque, mais à condition que ce soit à l’intérieur de ses structures." Refusant d’être le bouffon qui donnait bonne conscience à la classe dominante, Dario Fo devient le jongleur du prolétariat. Dans des lieux inattendus et devant des gens qui ignorent le théâtre, il raconte des histoires (mistero), où la farce (buffo) se mêle au sacré. Des textes qu’il modifie, d’après les réactions du public et les débats qui prolongent les représentations.

Souriant, Olindo Bolzan accueille les spectateurs, puis annonce les trois histoires, au menu de ce soir. Abraham était émerveillé par la création. Enchanté par les fleurs, les oiseaux, ses nombreux enfants, mais aussi par la rougeole, les poux et la gale, il ne cessait de remercier le Créateur et de lui témoigner sa reconnaissance. Le diable, qui joue aux cartes avec Dieu, est agacé par cette adoration béate et en fait l’enjeu d’un pari. Victime de ce caprice divin, Abraham doit prouver sa fidélité absolue, en sacrifiant son fils Isaac. Il supplie : "Je te cède toutes mes poules, tous mes moutons. Je te sacrifie ma femme. Mais pourquoi lui ? Il est si jeune." Devant l’intransigeance de Dieu, il se prépare à commettre l’infanticide. Soumission aveugle, qui suscite la révolte d’Isaac.

Sollicité par les hommes, qui s’épuisent dans le travail, le Tout-puissant est en panne d’inspiration. Créer une bête de somme à partir d’une deuxième côte d’Adam ? Hors de question. Le premier homme en a marre d’être pillé. Dieu se rabat sur un âne, dont il fait gonfler la panse. Il enfle, il enfle jusqu’à l’expulsion du... vilain. Comment pourrait-il avoir une âme, ce cocu né du pet d’un âne, par le trou du cul ? Le vilain pourtant va devenir jongleur. Harassé par d’interminables journées de travail, ce paysan s’écroulait sur sa paillasse. Un jour, il découvre une mystérieuse montagne noire, qui n’appartenait à personne. Patiemment, courageusement, avec sa femme et ses quatre enfants, il transforme ce "Pet-du-diable" en paradis terrestre. Un miracle qui récompensait sa volonté de sortir de l’esclavage. Il venait d’en remercier Dieu, quand arrive le patron de la région, bien décidé à reprendre cette terre "volée". Le prêtre et le notaire confirment la légitimité de cette récupération. C’est la descente aux enfers. Viol de sa femme, mort de ses enfants, perte de son honneur. Au bord du suicide, le vilain est réconforté par Jésus-Christ, qui le transforme en jongleur. Sa mission : parler, parler, parler, pour encourager les hommes à relever la tête devant une autorité tyrannique.

Isaac, pourtant très jeune, donne une leçon de lucidité à son père, emprisonné dans une dévotion crédule. Ecrasé par un patron, qui abuse de sa situation, en toute impunité, le jongleur est chargé par le Christ de "dégonfler ces baudruches". N’hésitant pas à se moquer de lui-même, il tourne le pouvoir en dérision et rend sa dignité à l’opprimé. Quand il a touché le fond, l’homme est capable de renaître, de renoncer à courber l’échine. Poil à gratter des idées reçues, Dario Fo aiguise son sens critique, en l’entraînant dans des histoires savoureuses, où se mêlent espièglerie de l’enfant et ironie du contestataire.

La mise en scène de Françoise Bloch respecte la sobriété recommandée par l’auteur. C’est par les variations de sa voix, sa gestuelle et ses mimiques qu’Olindo Bolzan fait ressentir des atmosphères ou esquisse des personnages. Comme un Créateur vaniteux, un diable sournois ou un paysan enthousiaste puis désespéré. A sa création, en 1997, ce spectacle baignait dans les conflits provoqués par la fermeture des forges de Clabecq. Même si la mondialisation croissante brouille les cartes, il reste toujours d’actualité. Et nécessaire. Pour combattre le pouvoir anesthésiant de la télévision et le repli sur soi, favorisé par les nouvelles technologies. "Mistero Buffo" séduit par son humour, sa chaleur et sa pertinence. Malheureusement sa brièveté nous laisse sur notre faim. Pourquoi ne l’a-t-on pas étoffé, en laissant le jongleur reprendre la parole ?