Le dieu des dames femmes sachant « manier les symboles et les signes » s’appelle Vaugelas. L’illustre grammairien. Ces femmes avides de pureté janséniste, frétillent à la moindre rime, conspuent les syllabes ordurières, picorent les insanités, se repaissent de verbosité. Elles s’apprêtent au coup de foudre pour le Grec ancien (Maxime Anselin) , non contentes du galimatias latin. Gavées de formules scientifiques, elles font fi des valeurs pourvu que, dames intensément frivoles, elles soient sujettes aux honneurs des savants esprits.
Peste soit l’animal, le mari qui n’a rien à dire, perd sa seule alliée des bonheurs terrestres, la très avantageuse Sylvie Perederejew jouant Martine que l’on met honteusement à la porte pour simple crime linguistique. A Dieu le parler vrai, la bonne chère, les petits plats dans le four et la grande joie de vivre. Heureusement que le pater familias dont il ne porte guère que le nom, a un compère à ses côtés, le plus exquis des frères, Ariste ( un très aimable et aristocratique Laurent Tisseyre) qui l’écoute et qui, par son habileté et sa belle intelligence, le tirera de son infaillible trépas !
Mais le colloque féminin serait bien fade sans la présence fulgurante d’une véritable sexbomb nommée Bélise (l’explosive France Bastoen) dont les émois à répétition feraient réveiller les morts. Et puis il y a la guerre entre les deux sœurs, jalouses de toute évidence ! La grande, c’est Armande (Lara Ceulemans ), en col Claudine et robe religieuse bleu Marine, fort courte ma foi, autant que les idées, mais baignée dans une chevelure à faire baver les vieillards en quête de Suzanne. Et la sœurette, Henriette (Salomé Crickx), des airs de révolutionnaire qui refuse l’ascendant maternel, une mystérieuse fille de l’air, qui, blême de confusion, préférerait être muette que de braver les confrontations. Notons que le discours acéré lui vient, comme l’esprit vient au filles, au fur et à mesure que l’intrigue avance et que l’amour grandissant qu’elle éprouve pour Clitandre fait le jour … et sans doute la nuit. Ce dernier se voit bien sûr honni par la très féministe académie domestique doublée d’un impitoyable tribunal .
On en vient donc à nos deux préférés : Clitandre (Dominique Rongvaux) , le futur beau-fils qui, très loin de se laisser faire, vient bravement se mêler au public dans la salle. Et son nouveau père, le très épicurien Benoît Van Dorslaer qui tout au long de la pièce, doit opérer la difficile conversion du mari terrorisé par sa femme, vers une condition d’homme libre, heureux de vivre. Mais qu’il est donc difficile de franchir cette porte qui l’anéantit ! L’ état à atteindre, c’est l’idéal d’honnête homme, bien-sûr ! Toutes le pièces de Molière en témoignent. Avouez que cet homme aurait dû être canonisé au lieu d’être jeté à la fosse commune. Comme le public se régale !
Le metteur en scène qui œuvre au mandala de personnages a un sens de l’équilibre parfait. Chaque pierre ajoutée à l’ouvrage a du sens et du poids. Toutes les forces se rencontrent et se tiennent comme pour encourager un écho durable chez le spectateur. L’absence de décor conventionnel d’une vraie maisonnée souligne combien le décor est futile dans nos vies. Le metteur en scène s’inspire du principe de frugalité shakespearien au profit d’un travail magistral sur l’analyse psychologique, fouillée au maximum. Comme pour un hui-clos moderne, voilà un mur. En panneaux de contreplaqué, de couleur brute, le bruit de la craie blanche pour écrire, une porte de vielle salle de bain percée de trois carreaux absents, ouverts sur le néant et deux chaises de bois peintes en blanc. Une perspective plate en deux dimensions, sol et mur. C’est Tout. Il faut nommer le roi de la fête du rire délectable : Frédéric Dussenne.
Au fur et à mesure que les actes se déroulent, le décor se ressert, un plafond de même texture vient même s’emboîter, la troisième dimension ? La part manquante ? Enlevé c’est pesé, a-t-on jamais vu une interprétation de Molière plus éternelle que celle-là ? L’éphémère est devenu visionnaire. Le féminisme pourtant balbutiant chez les femmes de Molière y trouve son compte et le pauvre mari que l’on prend en pitié est bien ridicule quand-même dans sa tirade de la place de la femme à la maison ! C’est tout l’art de dire, de suggérer, de sub-liminer.
Quel dépouillement, ce lit de fer blanc, seul nouveau meuble habillant le plateau après l’entracte. Il évoque tout à la fois la lointaine ruelle dans laquelle les femmes de lettres accueillaient les courtisans dans leurs salons, mais aussi le harcèlement pathétique dont fait preuve un Trissotin digne d’ enfermement. Il n’a finalement rien pour lui, comme le souligne très bien Hélène Theunissen (Philinthe). Il peut à peine à se maîtriser devant une Henriette plus qu’inquiète devant ses assauts répétés. Trissotin, la pierre qui blesse ? On la jette dans la rivière et on garde tout le mandala dont chaque élément a une saveur policée par les vents de l’esprit et du cœur. Et vive Madeleine de Scudéry ! Et la langue de Molière, dis ? La langue ? La fleur, dis ? La fleur, il nous l’a donnée ! ( …France Gall !)