Mercredi 29 janvier 2014, par Catherine Sokolowski

Fin d’un empire

Atmosphère particulière, mystérieuse, oppressante, chère à Joël Pommerat, cet auteur et metteur en scène français de 50 ans suscite une nouvelle fois l’enthousiasme avec la reprise de « Au monde », pièce qu’il a crée en 2004. Une histoire qui parle d’êtres humains, de relations entre eux, de l’avenir du monde et de l’influence d’une famille riche et puissante sur les millions de personnes dont l’existence dépend de l’entreprise qu’elle détient. Avec en toile de fond, des mystères nombreux et diversifiés, du serial killer à l’inceste en passant par une employée aussi inutile qu’intrigante. Un petit bijou de sophistication.

Dans un décor sobre et chic, la famille attend le retour de Ori, le fils militaire revenu d’une guerre qui ne s’est pas déclarée. L’instant revêt une importance fondamentale, comme si l’avenir du monde en dépendait. Ori signifie à son père qu’il ne veut plus faire partie de l’armée malgré une maîtrise reconnue. Mais pourquoi Ori ne parle-t-il pas de la vraie raison de son renoncement ? Les perspectives qu’entrouvre le retour d’Ori alimentent les discussions familiales, dans un contexte où le père devient sénile et ne pourra bientôt plus assumer la direction des opérations.

Baigné de lumière verticale, ce huis-clos étudie les démêlées d’une fratrie sous l’œil d’un père imposant, magnat du fer, tout en stigmatisant les valeurs d’une société capitaliste révolue. Trois sœurs se partagent la scène (clin d’oeil aux « Trois sœurs » de Tchekhov), l’une d’entre elles, animatrice d’une émission de télévision populaire, dénonce notamment la valeur travail, appelée selon elle à disparaître, tandis que son beau-frère milite inlassablement pour la vérité et qu’Ori, guidé par l’idée du bien, cherche sa voie sur fond de commerce d’armes pas vraiment assumé.

La scénographie parfaitement maîtrisée, le son idéalement diffusé, les dialogues artificiels comme il faut, font de ce déballage familial un condensé d’esthétique, de sensibilité et de délicatesse. Il n’y a pas d’histoire classique, pas de début ni de fin : qui est le père du bébé à venir, qui est ce serial killer qui rôde aux alentours, que veut cette étrange femme qui envoûte au lieu d’aider, d’où vient cette sœur qui semble avoir été adoptée, qu’est-il arrivé à la sœur défunte ? Pommerat se joue des mystères et l’histoire est là, cette succession de micro-doutes qui planent comme des vautours sur un désert sophistiqué.

« Au monde » évolue et deviendra bientôt un opéra, issu de la collaboration entre Pommerat et le compositeur Philippe Boesmans, cette nouvelle création sera visible à La Monnaie du 30 mars au 12 avril. En attendant, il y a cette opportunité de revoir « Au monde », dans sa forme actuelle, sans doute un peu différente de l’originale. Alors oui, bien sûr, il faut aimer ce style esthétisant et artificiel, ces intermèdes en forme de playback anachronique, et il faut supporter l’absence de dénouement pour pouvoir apprécier, mais si vous aimez ce théâtre-là, il n’y a vraiment pas à hésiter.