Mardi 16 octobre 2012, par Jean Campion

Face à ses démons

Dans "R.W. Premier et deuxième dialogues", que le Rideau reprend cette saison, Pascal Crochet entraîne le spectateur dans une dérive poétique, qui libère son imaginaire. "Continent Kafka" prolonge cette démarche. Pour le metteur en scène : "Le but est moins de restituer fidèlement Kafka que d’entrer en résonance avec lui." Mêlant des fragments puisés dans sa "Correspondance" et dans certains de ses romans à une chorégraphie très inventive, il nous propose une rêverie tendue entre images et textes.

Une femme aux allures d’insecte se dirige vers le bureau, le frotte méticuleusement, arrache une page du calendrier, scrute le sol et à quatre pattes se met à ingurgiter frénétiquement des miettes. Avant de sortir, elle annonce avec une moue pessimiste que monsieur ne va pas bien. Une santé déclinante que Kafka invoque pour dissuader sa famille de lui rendre visite. Peine perdue. Dans une pantomime burlesque, elle s’impose à son esprit tourmenté. En proie à des hallucinations, durant les derniers jours de sa vie, il se sent assiégé par ses proches, mêlés à des personnages de son œuvre. Il revit le mépris de son père, le supplice de l’écriture et l’angoisse de Joseph K., héros du "Procès".

Cependant "Continent Kafka" n’est ni un récit biographique ni une illustration de passages de romans. Pour composer cette mosaïque originale, qui matérialise la voix de l’écrivain, sans recourir nécessairement à ses mots, Pascal Crochet a procédé par tâtonnements. Une abondante matière littéraire a été testée par les comédiens et progressivement des textes ont émergé, pour nourrir des situations étranges et très souvent s’effacer derrière les images. Comme celle du mariage qui oppose la liesse des invités aux convulsions de Kafka et qui donne à une simple nappe blanche une portée très symbolique.

Si ce spectacle, teinté d’humour noir, aiguise notre curiosité, stimule notre imagination et par moments nous fascine, c’est qu’il est le fruit d’un long travail collectif. Parfaitement rodés, les huit comédiens savent exploiter le potentiel expressif de leur corps. Mention spéciale à Thierry Lefèvre, qui, par son self-control, traduit remarquablement le mal-être de Kafka. Autres vecteurs d’émotion : les images sonores et les lumières très travaillées. Quant au décor, il suggère l’éphémère. Des portes s’entrebâillent, se ferment, se multiplient, se démontent. Sur un intérieur bourgeois , banal, vient se greffer un univers décalé. Derrière un rideau transparent s’agitent les démons de Kafka : lecteurs allergiques à son œuvre, fonctionnaires cyniques ou bourreaux méthodiques.

Franz Kafka est un écrivain majeur du XXe siècle. On croit le connaître par l’un ou l’autre souvenir de lecture et on le réduit parfois abusivement à l’adjectif "kafkaïen". Pour apprécier "Continent Kafka", il faut se débarrasser de ces a priori et renoncer à saisir absolument le sens de telle allusion ou de telle image surréaliste. Au risque de nous décontenancer, Pascal Crochet se refuse à nous imposer une interprétation. Pour nous sensibiliser au combat d’un homme contre la souffrance de vivre et d’écrire, il nous invite à un voyage onirique. Laissons-nous emporter par sa magie.