Jeudi 31 janvier 2013, par Jean Campion

Est-ce que je pense à Yu ?

Pour avoir posé un geste symbolique, Yu Dongyue perdit sa jeunesse et la raison. Remuée par cette histoire, Carole Fréchette a éprouvé le besoin de la raconter, en passant par "la sensibilité de personnages qui n’ont pas vécu cette tragédie, qui la regardent de loin, la laissent vibrer en eux et en cherchent le sens." Pénétrant dans leur intimité, le spectateur, lui aussi, s’interroge sur l’impact de gestes dérisoires et sur son implication possible dans l’évolution de notre société.

Revenue déçue d’une mission dans le Grand Nord, Madeleine, une militante passionnée, traverse un passage à vide. Elle ne trouve pas le courage de monter sa bibliothèque et peste contre son boulot alimentaire de traductrice. Un jour, elle tombe sur un article consacré à la libération de Yu Dongyue. En 1989, lors des manifestations de la place Tian’anmen, ce jeune Chinois avait lancé , avec deux camarades, de la peinture sur le portrait de Mao. Condamné à 17 ans de prison, il souffre désormais de maladie mentale. Choquée par une telle injustice, Madeleine multiplie ses recherches. Elle veut absolument saisir le sens de cet acte téméraire et parallèlement remet en question ses choix et ses engagements. Qu’a-t-elle vécu durant ces 17 ans ?

Son feu intérieur s’est ravivé et la pousse à s’isoler. Pour fouiller le passé. Elle décide d’interrompre les leçons de français, qu’elle donne à Lin. Mais cette jeune Chinoise émigrée, qui la crispe par son optimisme de façade, la relance avec ténacité : elle veut réussir ses examens. Venu lui apporter un colis égaré, un voisin perturbe aussi sa retraite. Il s’appelle Jérémie, mais "ne se lamente pas". Quitté par sa femme, incapable de supporter le handicap de leur fils, il a fait front. Sans se révolter.

L’obsession de Madeleine devient contagieuse. Exaspérée par le conformisme de Lin et le stoïcisme de Jérémie, elle les assaille de questions, qui les obligent à "penser à Yu", à tenter d’estimer la valeur de son geste. Des discussions qui amènent chaque personnage à sortir de sa bulle, pour dévoiler sa fragilité. Par leur jeu sobre et précis, Philippe Vauchel et Yuanyuan Li révèlent progressivement cette face cachée. Père attentif, voisin pragmatique, Jérémie est aussi un homme profondément meurtri. Et Lin est plus lucide qu’on ne le croit. Dans la peau de Madeleine, Anne-Claire se montre successivement désabusée, curieuse, tourmentée, pugnace et vibrante. Du grand art.

Pour donner vie à ses personnages, l’auteure mêle aux dialogues, la correspondance de Lin avec sa mère, les coups de fil de Jérémie à son fils, les cahiers intimes et les lettres virtuelles de Madeleine. Cette complexité, le metteur en scène Vincent Goethals l’a remarquablement maîtrisée. En opposant les espaces de jeu et en s’appuyant sur des sons, des lumières et des projections efficaces, il rend le spectacle fluide et lui imprime un rythme soutenu. Il met aussi en valeur l’humour subtil des exercices de conjugaison sur le futur (simple au antérieur).

En observant la réalité, par le prisme déformant de la télé, nous négligeons de nous interroger sur notre responsabilité. C’est cet immobilisme ambiant que combat Carole Fréchette. Elle nous sensibilise à des personnages en plein questionnement, avec délicatesse et conviction. Sa petite musique, à la fois douce et violente, ne nous lâchera pas de sitôt.

Jean Campion