D’emblée, ils gagnent notre sympathie par leur autodérision. Née à la campagne, Marie donnait des carottes aux lapins et ne se nourrissait que de produits frais et de saison. Alice, fille d’ouvrier, réclamait l’égalité salariale entre les riches et les pauvres. Enfant de la ville, Hervé ne se déplace qu’à vélo et rêve d’air pur. Hélas, chacun a cédé aux sirènes de la pub. Malgré leurs visages floutés, on les reconnaît dans des films vantant les mérites d’un fromage industriel, d’une banque et de "Das Auto". Ennemie jurée de Monsanto, Alice scrute les emballages pour traquer pesticides et fongicides. Contrairement à ses amis, qui ne résistent pas à un petit café, même en dosette, elle se montre intraitable. Jus de fruit, gobelets en plastique, thé Lipton, à la poubelle ! Cependant sa détermination d’écolo vacille aussi. Pour masquer quelques kilos en trop, elle a renouvelé sa garde-robe. Plus de 500 euros. Que touchera le travailleur du Bangladesh, qui s’est éreinté à délaver son nouveau jean ?
Nous vivons dans une impasse, tiraillés entre la surconsommation et les remords. La pub stimule notre addiction et les informations scientifiques, alarmantes pour l’avenir, entretiennent notre sentiment de culpabilité. Pour protéger ses enfants, Marie a voulu acheter une literie antiacarienne.Très chère. Elle n’a pu se payer que deux oreillers. Advienne que pourra. Elle est heureuse d’être devenue comédienne : ce métier lui a permis de jouer de très beaux rôles. Mais elle est effrayée par le coût d’un spectacle. Monté parfois pour quelques représentations. Elle se déchaîne contre ce gâchis. C’est pourtant, grâce à la magie du théâtre, que le trio se trouve propulsé... en 2070.
Les détritus vomis par la poubelle deviennent un décor de ruines. La récession, la crise économique et la rupture de l’équilibre climatique ont provoqué cet électrochoc. Quelques humains doivent se débrouiller, sans électricité ni pétrole, pour subsister dans cet univers sombre et brutal. L’évocation décalée de cette survie mêle situations fantaisistes et images glaçantes : éclairage à la force des jarrets, accueil de nouveaux migrants, nostalgie du Mac Do, mais aussi révolte contre l’intolérable. Comment accepter qu’une fillette, privée de médicaments, meure d’une angine ? Ce cauchemar doit cesser...
Il est difficile de ne pas se reconnaître dans les velléités et les renoncements des citoyens, croqués ironiquement par "Rien de spécial". Nous voyons venir la catastrophe et nous faisons l’autruche. Pourquoi ? Une raison qui atténue notre responsabilité est la complexité de l’économie mondiale. Comment s’expliquer qu’une initiative vertueuse comme le commerce équitable devienne une des principales sources de profit, pour les fonds de pension ? Contrairement à leurs parents, qui en mai 68, se battaient pour conquérir des libertés, Alice, Marie et Hervé ne peuvent pas affronter l’ennemi : il est sans visage , multiple et insaisissable. On râle sur Facebook et puis l’indignation retombe. Notre inertie est due aussi à notre égoïsme. Pour rendre le futur des jeunes moins angoissant, il faudrait sacrifier notre confort.
Ni militants, ni donneurs de leçons, les trois comédiens réussissent à soulever des questions sur notre avenir menacé, sans plomber l’atmosphère. Au contraire. Leur simplicité, leur honnêteté et leur humour noir rendent le spectacle très amusant. Alice, Marie et Hervé nous surprennent par certaines trouvailles comme l’affichage des coûts énergétiques et des gags qui dédramatisent l’apocalypse. Ils libèrent leur colère en chantant rageusement "Everybody Sorry" ou en dansant dans la fumée, protégés par des masques. Pratiquant le deuxième degré, ils nous incitent à nous moquer de nos faiblesses. On rit beaucoup, mais souvent jaune...