Vendredi 13 octobre 2006, par Xavier Campion

Eric de Staercke

J’ai eu la chance de pouvoir assister à une répétition de la comédie musicale Emilie Jolie qu’Eric de Staercke a mis en scène à l’IRSA [1]. Acteurs et musiciens sont aveugles ou malvoyants, décors et costumes sont faits par les élèves sourds et malentendants.

Dans une semaine, ce sera la première d’un spectacle sur lequel ils travaillent en ateliers depuis 2 ans : quelques élèves, curieux me demandent pour quel media j’écris ? À mon tour, je les questionne sur leur expérience théâtrale avec ce metteur en scène professionnel. Tous sont enthousiastes : “ C’est très chouette de travailler avec Eric „ “ Il nous a beaucoup apporté „ “ Surtout de la confiance en moi „ “ Je signe des deux mains pour retravailler avec lui » et quand je demande à Sophie Linsmaux - son assistante sur le projet – ce qu’elle pense d’Eric : “ C’est surtout son calme qui m’impressionne„
Il est midi, tout le monde quitte le plateau et je peux interviewer Eric sur ce travail-ci, et aussi sur Noces de Vent que sera repris au moment des fêtes…

Te voilà embarqué – c’est le cas de le dire - dans une nouvelle aventure, un nouveau défi. J’imagine que ce n’est pas évident de travailler avec des aveugles ?

Au départ du conte musical de Philippe Chatel, Emilie , la petite fille blonde aux yeux bleus dans une chambre rose , ce n’est pas quelque chose qui leur parle ! On a donc voulu transposer cela, et finalement on verra des enfants perdus, une nuit dans un port, et qui attendent que le bateau qui va les emmener soit prêt pour partir. D’où ils viennent et où ils vont, ça on ne le sait pas. Ce sont des enfants - plutôt des adolescents - qui ont envie de partir, de voyager et de découvrir. C’est comme s’il y avait une fugue…

Avec ma compagnie le Théâtre Loyal du Trac, nous étions venus jouer ici Est-ce qu’on ne pourrait pas s’aimer un peu au profit de l’École. Et puis je crois que cela a plu aux élèves et aux profs, parce qu’ils nous ont demandé si on voulait participer à un projet avec La Taupinière, la compagnie théâtrale autonome dont tous les comédiens sont aveugles ou amblyopes.

Je travaille assez régulièrement avec École en Scène, une initiative de la Fondation Roi Baudouin gérée par l’asbl Éclat, qui fait un super boulot avec les profs et avec les élèves. ( Apparemment aux dernières nouvelles, la Communauté Français retirerait son budget, c’est un méli-mélo pas possible, mais enfin, ça existe toujours .) L’idée d’École en Scène est qu’un artiste confirmé ou ayant de l’expérience dans ce domaine, va travailler sur le terrain avec une école, et donc travailler avec le professeur qui donne les ateliers de théâtre, mais à la condition exprès que cela se passe aux heures normales de classe. Donc tous les enfants sont amenés à suivre cet atelier. Pas seulement ceux qui en ont envie ou ceux qui habitent tout près, etc. parce que le problème c’est que quand l’école est finie, il y a les bus ou les navettes à prendre et enfin il y a d’autres activités qui sont proposées aux élèves après les classes selon leur choix personnel. Ceux qui n’auraient pas envie de faire du théâtre ou qui ont peur pourraient se cacher, tandis que si ces ateliers se passent pendant les heures scolaires, cela fait partie de leur programme de cours.

Qu’importe que la pièce soit montée ou pas, l’important, c’est qu’ils soient intégrés au projet et qu’ils aient l’occasion de le faire. Et nous, on vient travailler avec leur prof, on vient le ressourcer, nous lui apportons forcément d’autres exercices, et aussi des solutions à certains problèmes. Par contre nous n’avons pas le problème de la discipline, donc on vient avec quelque chose à partager et une matière à découvrir… Nous prenons avec nous un plus jeune comédien qui pourra reprendre l’atelier par la suite si c’est nécessaire. Cette fois, pour Emilie Jolie , j’ai demandé à Sophie (note 3) de m’accompagner. Je l’ai choisie parce que j’avais été son promoteur de mémoire à l’IAD et que justement pour le faire, elle avait travaillé avec le CREAHM et aussi parce qu’elle se destinait à travailler avec des gens extraordinaires. Sandrine Clark qui sort de La Cambre est chargée des décors, qui sont produits dans les ateliers de la section des sourds et malentendants. Et puis, pour l’orchestre, on a fait appel à Eloi Baudimont qui travaille beaucoup avec nous par exemple sur le Panach Club (note 2). Eloi a l’expérience du travail avec des gens qui ne savent pas jouer d’un instrument, au départ ! Même si par la suite il faudra bien jouer d’un ou de plusieurs instruments. Un peu comme en improvisation, tu apprends à jouer du théâtre à des gens sans devoir étudier de texte. On part de rien. On part de ce que les gens sont et de ce qu’ils ont à apporter. Ainsi, Eloi m’apprend aujourd’hui que Jessica, la jeune aveugle totale qui assure le lead au piano, n’en jouait pas quand on a commencé il y a 2 ans. Pas question de lire les notes…
Eric de Staercke
Eloi lui place les doigts sur le clavier, elle mémorise et le reste c’est à l’oreille que cela se passe. Fabuleux ! Enfin, il y a aussi Michel qui travaille régulièrement le chant ici avec les enfants. Voilà, le projet Emilie Jolie est né de toute cette énergie là. On a d’abord mis sur pied un atelier. Quant à savoir s’il allait y avoir un spectacle au bout, ça je ne le savais pas.
Et à un moment, il a fallu rentrer des dossiers au Ministère et la Direction de l’École a choisi le spectacle : ils se sont dit : Emilie Jolie c’est bien, cette petit fille a peur du noir et elle rêve. Donc le sujet nous a été imposé.

Quelles sont les difficultés que peut rencontrer un metteur en scène en travaillant avec des aveugles ?

Bizarrement, ce n’est pas un problème. En fait, c’est comment la société perçoit les non-voyants qui est un problème, mais eux ils ont leurs contraintes comme tout comédien, un comédien qui a une jambe cassée, ou telle particularité. Voilà, on travaille avec ça. Au contraire, je trouve qu’il y a beaucoup d’avantages à travailler avec des aveugles. D’ailleurs, toutes les nuances qu’ils font, ce n’est pas avec la grimace, pas avec les mimiques, ils ne les soulignent pas avec le visage : ils sont dans l’émotion pure. C’est parfois un peu carré : ils aiment ou ils n’aiment pas et ils passent de la haine à l’amour en 1 seconde ! Au niveau des comédiens, ils ont un potentiel énorme. Mais le beau du travail, c’est la confiance qu’ils ont acquise en eux. C’est-à-dire que la société, leur entourage, soit les a trop accompagnés, soit les a rejetés, ou alors, même s’il n’existe pas, ils ressentent un rejet. Ils ne se sentent pas intégrés, pas admis … Comme tous les ados en somme. Comme ils ne se voient pas, ils sont beaucoup plus directs que nous entre eux. Les aveugles sont terribles : “toi t’es carrément bigleux, de toutes façons tu vois rien, moi je vois quand même des couleurs ! „… Les sourds qui travaillent sur les décors se poussent parce qu’ils ne peuvent pas dire “ta gueule, fous moi la paix, sale petit c.. „ C’est leur façon de s’exprimer, en se tapant gentiment dessus. Même une petite tape comme cela, on n’aime pas, mais quand ils font cela à un aveugle, celui-ci est furax. Chacun avec son handicap, ils ont des codes entre eux.


J’en ai entendu qui disent : “je vois bien ce que tu veux dire„… “non mais t’as vu cette perruque ? de quoi j’ai l’air avec ? „

Eric de StaerckeOui ; ils n’aiment pas qu’on souligne leur handicap. C’est LE gros truc. D’ailleurs pour le décor, quand on a mis le sol en pente (le pont du bateau est vraiment fort en pente), ce sont les profs qui ont crié au scandale… et eux, ils étaient contents “C’est pas parce qu’on est aveugle qu’on ne doit pas avoir de pente„. Il y a vraiment une plus grande difficulté à marcher sur cette pente, mais ce n’est pas parce qu’ils sont aveugles qu’ils ne vont pas le faire.

Tous sont complètement aveugles ou malvoyants, en plus, il y en a dont la vue a changé sur les deux ans de travail : l’une va pouvoir rentrer dans l’enseignement normal, une autre par contre souffre d’une maladie orpheline dégénérescente, voit de moins en moins bien et marche de plus en plus mal. Il y a aussi un autiste et un autre avec un handicap mental, mais qui a une si jolie voix…

Pour eux, la plus grosse difficulté sera de travailler sous les projos. Il y a des malvoyants que la lumière aveugle (!)
Eric de Staercke
Au début, il y avait un problème supplémentaire car - et c’est bien normal - le mime ne fait pas partie de leur culture. Or un jour qu’on n’avait pas la salle de répète, on a dû aller dans la cafeteria et je leur ai dit : “Bon, ceci est un bar, toi tu es serveur et tu sers des verres aux clients„. Et là, j’ai compris que cela allait tout seul, qu’ils avaient besoin de concret pour jouer ( ce dont nous n’avons pas besoin en impro ). Leur mémoire affective travaille sur du concret. Dès lors, ils ont commencé à délirer parce qu’ils avaient de vrais objets en main. Sachant cela, on leur a construit un tapis d’éveil géant avec de vrais objets. On leur a mis un vrai escalier, qui pouvait devenir une chaise, un quai de gare, qu’importe. Et pendant 2 ans, on a fait tout ce travail pour qu’ils arrivent quand même à raconter une histoire. Pour y arriver on a pris au départ de vraies chaises. Maintenant le décor comporte la rambarde du bateau, des sacs sur le pont. Ils peuvent se mouvoir d’un point à un autre, soit s’ils entendent par exemple le chant des oiseaux, soit un bruit imperceptible fait par leur comparse. Nous on ne l’entendra pas, mais leur ouïe est tellement développée pour compenser qu’ils se dirigent exactement là où il faut. Et puis ils ont mémorisé le nombre de pas tout droit, à droite etc.
Finalement on se rend compte à quel point nous utilisons la mémoire visuelle dans la vie de tous les jours.

Tous les rôles sont dédoublés. Juste pour le cas où … ! Cela leur permettra aussi de jouer un jour sur deux, ou comme pour le Prince Charmant d’en mettre 3 à la queue leu- [2].

Au niveau du jeu, il faut les motiver, leur donner envie de jouer. Tout le travail qu’on a fait en amont pendant 2 ans à raison d’un lundi après-midi par semaine était vraiment dur. Certains perdaient le fil d’une semaine à l’autre ; se démotivaient, ne venaient pas et s’ils y croyaient, ils ne voyaient pas l’échéance. Aujourd’hui, on voit que ceux qui ont fait vraiment de très gros progrès, sont ceux qui sont venus régulièrement. Ils récoltent quand même les fruits de leur travail.

J’ai peur de la « Première » Ils vont être ici dès 8 heures du matin et ils vont jouer à 20 heures le soir. Les bus de ramassage repartent à 16 heures et on ne peut rien y changer. Il y en a qui, physiquement, ne tiendront pas. Moi j’aurais voulu qu’ils puissent rester chez eux, se reposer, mais on me dit déjà que ce n’est pas possible. Même à des artistes professionnels, je ne ferais pas ça. Il faudra que j‘aménage une sieste. En définitive, c’est un million de petites choses comme cela qui font les grosses difficultés pour nous qui les encadrons.

À côté de cette mise en scène peu commune, pourrais-tu aussi nous parler de l’écriture collective à 8 ! – peu commune, je crois – des Noces de Vent que vous reprenez pour les fêtes cette année aux Martyrs et ensuite à Martinrou...

Eric de StaerckePour le 10ème anniversaire de ma Compagnie le Théâtre Loyal du Trac , j’avais envie de marquer le coup avec quelques copains de la Ligue d’Impro. J’avais juste écrit une rambarde de sécurité… puis, pendant 6 semaines, à partir d’impros, on n’a travaillé QUE sur la vie et le passé des huit personnages et pas du tout sur la pièce elle-même, ce qui nous a donné beaucoup de force. Et un beau jour on s’est dit : voilà, la caméra est là et on va filmer notre improvisation : “faire la journée de la pièce„. J’ai rappelé le canevas. Le résultat était très mauvais, mais cela n’avait pas d’importance… On s’est dit que le scénario marcherait et que c’est cela qu’on voulait faire. Et puis on a improvisé à la table, et nous connaissions tellement bien nos personnages que quand l’un de nous n’était pas là, on écrivait pour lui ou pour elle, et quand il ou elle revenait, il pouvait dire : “ oui, c’est bien dans ce sens là que je voyais les choses „ et il n’avait plus qu’à peaufiner, le cas échéant. Il nous restait 3 semaines pour faire la mise en scène. On a joué cette pièce environ 120 fois sur 6 saisons consécutives depuis 1994-1995 et pour Noël et les fêtes on le reprendra avec l’équipe originelle presque au complet : Valérie Joyeux, Catherine Connet, Patricia Dacosse et Isabelle Defossé qui nous rejoindra un peu plus tard, Olivier Leborgne, Victor Scheffer, Bruno Georis et moi-même qui remplacerai Olivier Massart.

Je n’ai pas manqué une seule saison et je viendrai certainement revoir cette pièce désopilante me fait bien rire à chaque fois.

Merci pour ce temps que tu as bien voulu nous consacrer et bon vent pour ces belles noces !

Interview et photos© 13/10/2006 : Nadine Pochez

Noces de vent sera repris au Théâtre des Martyrs du 12 décembre 2006 au 6 janvier 2007 et ensuite en tournée notamment à Martinrou

Notes

[1Institut Royal des Sourds et Aveugles

[2leu Une petite astuce de mise-en-scène d’Eric :
Comme l’un chante assez faux et que la chanson est longue, il commence son texte : “Je suis un Prince charmant, un Prince débutant„ et il ajoute : “bof, débutant dans la chanson aussi…„ et il quitte le plateau. Arrive un acolyte qui ne vient que pour renforcer la blague en ajoutant cette fois-ci “et moi je ne connais même pas les paroles !„, il quitte également le plateau et laisse la place à la doublure du premier Prince qui chantera tout… sauf si…
Mais dans ce cas, le premier chantera tout.