Vendredi 28 septembre 2018, par Didier Béclard

En attendant les jours meilleurs...

« L’homme qui mangea le monde » plonge dans les travers d’une société qui impose une pression intense sur le plan professionnel à ceux qui veulent réussir. Au point de les lessiver et leur faire perdre tout sens de la réalité et des rapports humains.

Dans un intérieur hétéroclite, fait de bric et de broc, un canapé aux couleurs léopard côtoie quelques animaux empaillés, entre une baignoire, une garde robe et une kitchenette. La sonnerie d’un téléphone retentit, un homme tousse. Le fils tente de convaincre son père d’aller voir le médecin mais le paternel trouve toutes les bonnes (et moins bonnes) excuses pour refuser. Le fils s’emporte, s’énerve, s’obstine. Manifestement le père perd la boule et le fils ne sait y faire face. Il appelle son frère, le ton est toujours aussi agressif, comme avec son ex-femme.

Jeune loup aux dents longues, il s’est plié pendant des années aux lois du « struggle for life », à cette obligation professionnelle de « manger le monde » sous peine de disparaître au point de perdre tout sens de la réalité. Tellement obsédé par sa propre réussite, il a égoïstement laissé se déliter ses rapports avec les autres, négligé sa famille, son père, son ex-femme et ses enfants, son frère qui semble vivre dans sa bulle, et ses amis comme Wulff qui est aussi son ancien collègue. Fraîchement licencié, confronté au délire de son père, il est las de ces bouts de responsabilités et n’a qu’une envie, s’asseoir au bord du lac et décrocher. Et lorsque Wulff lui annonce que son ancien patron est prêt à le réengager à condition de présenter des excuses, l’orgueil l’emporte une nouvelle fois, il refuse et s’énerve encore « des excuses jamais, c’est moi qui pars ». L’ex winner s’enfonce dans la déchéance, sans plus aucune ressource, sans aide, il va droit dans le mur et tente d’emmener les autres avec lui.

Dans un décor unique, la pièce de l’auteur allemand Nis-Momme Stockmann est jouée sur plusieurs plans, parfois simultanément, y compris avec des images projetées sur un écran en devant de scène. Le téléphone omniprésent - dont la sonnerie évoque la pression très répandue en entreprise du « toujours joignable » - crée un semblant de lien entre les personnages qui par moment se retrouvent face à face. Le procédé est un peu perturbant au début mais il permet de mettre un tant soit peu de distance qui fait que la violence n’est que verbale.

A la mise en scène et dans le rôle du fils, Georges Lini donne du coffre et une consistance remarquable au texte qui souligne la pression de la société qui mène au burn-out, au délabrement psychique au travers du culte de la réussite. Explorant notre rapport au travail, il met également en lumière l’angoisse que génère la crainte de ne pas être reconnu, de ne pas ou plus avoir d’emploi et la précarité toujours plus répandue. Un spectacle fort, profond, qui dépeint avec justesse la dureté de la société actuelle qui laisse son lot de naufragés sur le bord de la route.

« L’homme qui mangea le monde » de Nis-Momme Stockmann, mise en scène de Georges Lini, avec Itsik Elbaz, Vincent Lecuyer, Luc Van Grunderbeeck, Nargis Benamor et Georges Lini, jusqu’au 13 octobre au Théâtre de Poche à Bruxelles, 02/649.17.27, www.poche.be.