Re-création : Point de tenues gréco-romaines, ni de décors encombrants, non plus ces tenues des années quarante qui ont fasciné Jean Anouilh ! Juste le limon, la terre et ses énergies vitales et ce soleil, cette lumière dont Antigone est si amoureuse, elle qui est au bord de la tombe qui mène au royaume des ténèbres. Et surtout une traduction du texte en grec ancien parfaite sous la plume harmonieuse de Florence Dupont, à part quelques écarts de langue familière !
Le traitement des chœurs est une œuvre d’art en soi. On peut y voir une dramaturgie propre alors qu’il constitue évidemment la respiration profonde et la structure de la pièce. La danse est le principal élément. Le ballet est réglé sur le mode éblouissant, comme dans nos souvenirs de Béjart et en même temps sur le mode an 2000 comme l’aiment nos jeunes adolescents. La troupe des 9 comédiens-danseurs présente des chorégraphies tracées au cordeau, extrêmement variées et d’une force de suggestion effarante au sens premier du terme. Se greffent sur ces jeux du corps une déclamation à l’unisson ou des dialogues incantatoires. Alternativement avec Tirésias transformé en coryphée, l’exceptionnelle Coryphée féminine à la délicate diction - elle est aussi la mère d’Hémon - mène le chœur avec une sensibilité poignante. C’est la très émouvante Isabelle Roelandt. Le garde et le messager se prêtent aux voix et aux mouvements pluriels. Hémon, lui-même, le fils de Créon promis à Antigone, fait partie du chœur. Ismène, la sœur d’Antigone se fusionne dans le même ensemble. Il n’y a finalement que cinq danseurs de fond, tous magnifiques ! Et à chaque apparition, c’est comme si les personnages émergeaient et retombaient soudain de cette mer Egée, symbole de notre mouvante humanité, qui se mire dans le ciel de l’Attique du 4e siècle av JC.
Car c’est l’humanité surtout qui entre en scène dans cette approche de l’œuvre de Sophocle. Une humanité composée de toutes nos références culturelles de Jean Cocteau (1922) à Anouilh (1944), à Brecht (1948), à Henri Bauchau (1999). Elle déclare fièrement : « Je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour ». Le personnage mythique d’Antigone questionne la loi des hommes et celle des dieux, les conflits entre la norme et la liberté, le fossé des générations, la lutte des sexes, le bien-fondé de la radicalité de l’amour, la soumission aux valeurs fondamentales, prône en tout état de cause la rébellion contre la dictature. Dans ce rôle, Héloïse Jadoul, assoiffée de justice se révèle être une héroïne attachante et adéquate. Son hypocrite relégation dans une tombe où elle sera enterrée vivante avec quelques vivres est une scène bouleversante. Et surtout son adieu déchirant à la lumière. Jamais le rôle d’Hémon interprété par Toussaint Colombani n’a été aussi bouleversant. De prime abord, respectueux de la figure paternelle, il devient l’homme que l’amour d’une femme qui défend ses valeurs galvanise et enflamme, pour le mener à son tour, sans la moindre crainte, sur le chemin de la mort. Mais ainsi l’a décidé le destin !
Créon (Georges Siatidis), comme Antigone, ne fait jamais partie du chœur. Il est habité par la haine de quiconque lui résisterait ! En dictateur on ne peut plus crédible, il s’achemine quand même vers une conversion, hélas trop tardive.
Tirésias lui conseille (sous les traits et la belle voix de Charles Cornette) : "Fais sortir la fille du souterrain et puis, élève un tombeau pour le cadavre qui gît là-bas ! Créon : "Voilà la décision que tu me conseilles de prendre ? Tu veux que je me soumette ? J’ai du mal à m’y résoudre. Mais puisque j’en suis là ; j’y vais. Je l’ai enfermée, je la délivrerai !"
Mais ainsi parlent les forces de la Destinée, jouées, chantées, clamées par le Choeur : « Que tu te caches dans une tour, que tu t’enfuies sur un vaisseau au-delà des mers, tu ne leur échapperas pas, il arrivera ce qui devait arriver ». Le point culminant de la pièce est un point de non-retour. La tragédie doit se consumer jusqu’au bout. La loi non-écrite fondamentale dont le fondement remonte "à la nuit des temps" est celle de l’amour, à laquelle les dictateurs doivent, eux aussi, se soumettre. Créon admet enfin sa culpabilité et restera seul à subir le désespoir devant l’hécatombe que lui seul a causé, lui qui, par pur orgueil des puissants, et mépris des lois divines, a osé offenser l’ordre du monde souterrain, a osé braver la loi du dieu des enfers, Hadès, le maître des morts.
La conclusion, nous l’avons entendue à l’ouverture du rideau : « Le bon sens avant tout donne le bonheur… » L’œuvre ainsi offerte et son illumination par le jeu des lumières, de la danse, de la parole et du feu théâtral est un miroir universel.
Dominique-Hélène Lemaire