22 février 1942. Réfugié au Brésil, Stefan Zweig se suicide. La veille, il a envoyé à son éditeur le manuscrit du "Monde d’hier". Se passant le relais, Patricia Ide, Itsik Elbaz et Anne Sylvain vont donner vie à ce récit autobiographique, en le prenant à rebours. Une remontée dans le temps, qui nous fait assister à l’agonie d’une civilisation. 1938. L’annexion de l’Autriche confirme les craintes de Zweig. Exilé depuis 1933, il partage l’angoisse des juifs autrichiens. La barbarie nazie les oblige à chercher refuge dans différents pays. Certains les rejettent. Le juif Stefan Zweig s’interroge sur le sens de cette persécution. Il reconnaît aussi avoir été un "témoin aveugle". En 1934, il était en Autriche, lorsque des fusillades ont éclaté à Vienne... Des centaines de victimes, qu’il a ignorées. Rendu célèbre par ses drames, ses essais, ses nouvelles, ses biographies, Zweig ne savoure plus son succès. Il le considère comme un cadavre, depuis que ses oeuvres subissent la censure et l’autodafé.
Avant cette escalade inexorable vers le carnage européen, le monde lui semblait passionnant. On le parcourait librement, sans passeport. La culture vivait un âge d’or. Bien sûr, la misère des peuples, l’inflation galopante, le krach de 1929, l’apparition des milices mussoliniennes étaient des signes inquiétants. Mais Zweig, résolument pacifiste, refusait de croire à la guerre. Tout comme en 1914, il était persuadé que l’attentat de Sarajevo n’embraserait pas le monde : le peuple austro-hongrois ne se battrait pas pour venger l’héritier d’un empereur détesté. Cependant la haine, suscitée par l’empereur Guillaume II chez les Français, l’impressionne. Ses illusions s’envolent, lorsque leurs soldats enthousiastes partent au front, pour une guerre... courte, sous les acclamations de la foule.
La mise en scène cherche à nous faire ressentir les états d’âme de Stefan Zweig, tout en nous incitant à la réflexion. En fond de scène, le bureau, les piles de livres, le mur constellé de notes rappellent l’activité du brillant humaniste. Evoluant dans un salon confortable, aux lumières tamisées, les comédiens se montrent proches de nous. Ils ne jouent pas aux profs, même s’ils notent scrupuleusement les dates à la craie. Chacun transmet des fragments de témoignages révélateurs, dans une relation intime avec les spectateurs.
Pour concrétiser les tensions en Europe, juste avant la guerre 14, changement d’approche. Les acteurs incarnent des personnages : Gustave Niemand (Itsik Elbaz), Stefan Zweig (Anne Sylvain) et Bertha von Sutter (Patricia Ide). Cette baronne, prix Nobel de la paix en 1905, pressentait la catastrophe : "C’est plus grave que jamais, la machine est en marche." Farouche pacifiste, elle combat avec détermination la vision idéalisée de l’artiste, défendue par le peintre Gustave Niemand (= personne ; Klimt flouté ?). Un duel implacable qui oblige Zweig à s’interroger sur la place de la culture (c’est-à-dire les arts, les croyances, les traditions, les langues, les cuisines). Pourquoi n’a-t-elle pas pu empêcher les hommes de basculer dans la barbarie ? Dans notre monde déboussolé, violent, angoissé par son avenir, peut-on ignorer cette question fondamentale ? Couronné par un affrontement captivant, ce spectacle intelligent et sensible mérite les réactions enthousiastes d’un public conquis.
Photos :
©Bartolomeo La Punzina
©Alice Piemme