Lundi 30 mai 2022, par Jean Campion

Démystifier les apparences avec un humour caustique

Dramaturge et romancière, Yasmina Reza ne cherche pas à raconter des histoires, mais à critiquer des comportements humains. Par le biais de personnages que, bien sûr, elle renouvelle : " J’invente des figures qui n’ont pas le même passé, pas les mêmes liens entre eux et dont la situation géographique et sociale est différente. Des êtres nouveaux disent autrement les mêmes choses." Une constante : avec un humour décapant, elle révèle la vérité cachée sous le vernis des conventions. Dans "Art", on voit se lézarder une amitié apparemment solide. Aux prises avec les faux-semblants et les non-dits, les personnages de "Bella Figura", angoissés par leur solitude, dévoilent leurs fêlures et leurs lâchetés.

Fumant nerveusement, Andrea refuse de sortir de la Twingo. Boris, son amant, vient de la vexer, en lui précisant que le restaurant choisi ce soir est recommandé par sa sa femme Patricia. Il "a fait l’effort" de l’inviter à dîner. Pourquoi boude-t-elle ? Les reproches fusent, le ton monte. Boris reconnaît son anxiété : la miroiterie qu’il dirige bat de l’aile. Il craint le dépôt de bilan. Andrea ne prend pas ses craintes au sérieux... Quittant le parking en marche arrière, Boris renverse une vieille dame. Pas de bobos. Yvonne pourra fêter son anniversaire, en compagnie de son fils Eric et de sa belle-fille Françoise. Comme celle-ci est la meilleure amie de sa femme, Boris s’efforce d’abréger cette rencontre gênante.

Andrea, au contraire, est heureuse de boire un verre avec ces bourgeois sympathiques. Sans complexe, elle décrit franchement sa situation. Elle élève seule sa petite fille, n’est pas pharmacienne mais simple préparatrice et connaît Boris depuis quatre ans. Courroucée, Françoise espère que son mari mettra fin à cette intrusion choquante. En vain. Eric trouve la maîtresse de Boris avenante et apprécie sa bienveillance à l’égard de sa mère. Grande consommatrice d’anxiolytiques, Andrea lui rappelle patiemment les doses à respecter. A l’instar de la vielle dame fragilisée, parfois extravagante, elle rejette les convenances. Yvonne, qui déteste sa bru et tient tête à son fils, a trouvé en elle une alliée.

L’alcool aidant, la soirée se débride, la bienséance vole en éclats et les personnages découvrent leur profonde solitude. Exaspérée par la complaisance d’Eric (Michelangelo Marchese), Françoise (Nicole Oliver) se rebelle puis laisse tomber les bras. Les silences qui pèsent sur leur tête-à-tête trahissent l’usure du couple. Yvonne (Janine Godinas) en plein déclin, prévient sa belle-fille des dégâts de la vieillesse. Drôle et touchante, elle multiplie les interventions farfelues. Certaines répliques, comme "Moi, ça ne me gêne pas les drames, ça me divertit." ont un goût acide. Boris (Nicolas Buysse) se conduit comme un beauf paumé. Il a encore envie d’Andrea et voudrait qu’elle le comprenne, le réconforte. Mais son manque de tact le condamne. Sa maîtresse ne se sent pas concernée par ses problèmes de patron. Conscient que sa liaison est en péril, comme son entreprise, Boris se laisse gagner par le stress. Il cherche gratuitement querelle à Eric, puis se morfond dans une espèce d’hébétude. Andrea (Jeanne Kacenelenbogen) prend plaisir à se mesurer à ces bourgeois réputés supérieurs. Elle s’impose par sa fantaisie et sa spontanéité, mais elle laisse aussi percer ses frustrations et sa mélancolie. Amante sans illusions, elle aimerait que, ce dernier soir, Boris "fasse bella figura, comme les grands flambeurs."

Soutenus par une mise en scène précise, les cinq comédiens font vivre avec justesse ces personnages habilement dessinés. Malheureusement, la pièce, qui démarre sur un bon rythme, perd progressivement de son allant. Malgré l’utilisation d’un plateau tournant, la succession des trois décors freine la représentation. Plus grave, les dernières séquences soulignent lourdement la vacuité d’une société égoïste, obsédée par le paraître. "Bella Figura" est une tragi-comédie plus amère et moins percutante que "Le dieu du carnage" (comédie dont le rythme est indexé sur la montée de la violence). Mais on y retrouve avec plaisir, l’humour caustique d’une observatrice implacable de notre hypocrisie et de nos illusions.

Jean Campion

Photos : © Prunelle Rulens