Sans intrigue ni personnages récurrents, "Bruxelles, printemps noir" est un spectacle éclaté. Chacune des dix-huit séquences indépendantes éclaire, à sa façon, l’impact des attentats et notre fragilisation. Au coeur du volcan. Nous écoutons successivement 32 conversations, interrompues par le bruit sourd d’une bombe. Nous lisons consciencieusement ces paroles, pourtant banales, qui défilent sur l’écran. Par respect pour la vie, dont on mesure la précarité. L’imprévisible se rappelle à nous. Juste après l’explosion, les réactions s’opposent violemment. Egoïsme écoeurant d’une dame à peine touchée, qui exige avec fureur d’être soignée la première. Générosité et délicatesse d’une fille rescapée qui, par de pieux mensonges, apaise la mère d’une victime.
Les attentats révèlent des fissures, chez des protagonistes issus de milieux différents. Dans une famille, on se querelle à propos de la baby-sitter voilée. Peut-elle encore aller chercher les enfants à l’école ? Plus déterminée que son père, immigré marocain, Alia refuse d’abdiquer. Horrifié par les images sanglantes, un jeune homme renonce à sa passion du cinéma et se coupe de ses amis du samedi soir. Dans une interview filmée, un djihadiste justifie calmement ses crimes et se montre sûr de la victoire : lui n’a pas peur de la mort ! Discussion houleuse entre l’intervieweuse et ses collègues. La télévision peut-elle diffuser de tels propos ? En rentrant chez lui, un journaliste de l’équipe se fait agresser par sa belle-mère : "Vous et votre télévision, vous êtes des tonneaux vides, vous salissez les morts, c’est tout." Sa contre-attaque est virulente : "Les gens aiment l’horreur. Ce sont des anthropophages, qui mangent la mort avec les yeux."
Nerveuses, percutantes, ces séquences font de l’ombre à d’autres peu développées ou trop attendues. Comme cet interrogatoire brutal mené par des flics odieux, qui s’acharnent sur une suspecte à leur merci. On retrouve la même inégalité dans les scènes amusantes, qui nous détachent du réel. Les répliques grinçantes et désabusées de la Mort, faisant l’appel des 32 victimes, déclenchent plus de rires que les minauderies des Parques. Pour ridiculiser la vanité des discours politiques, Piemme utilise le burlesque. Caricaturés en héros de carnaval, Bart, Charles et Joëlle se chamaillent et martèlent leurs slogans bêtifiants. L’auteur vise la même cible, avec un humour plus subtil, à travers la conférence de presse ratée d’un premier ministre. Quand un Arabe, mort dans un des attentats, lui demande de citer son nom, le politicien refuse d’échapper aux paroles de circonstances et aux mots banalisés comme "victime". Il tentera quand même de prononcer son nom, pour lui rendre son identité. Un essai qui le déstabilise complètement. Le ministre de l’intérieur doit sauver la situation, par un discours musclé, aux accents mussoliniens.
La mise en scène de Philippe Sireuil encadre rigoureusement ce patchwork imposant. Un rideau de lanières translucides et des panneaux amovibles assurent aux multiples changements de décors, une grande souplesse. L’opposition des styles, les lumières souvent froides, les titres affichés, le décor sonore nous tiennent à distance. On prend du recul, pour observer cette série d’ondes de choc. Ces réactions contrastées, qu’une vingtaine de comédiens vivent avec conviction dans des scènes chorales, des affrontements intimes et des vidéos efficaces. Le spectacle s’ouvre sur une nouvelle version de "Bruxelles, ma belle", chantée par une troupe solidaire et s’achève dans l’impasse d’une discussion stérile. Jean-Marie Piemme ne cherche ni à nous consoler ni à nous plonger dans la morosité : "Achever "Bruxelles, printemps noir" a été pour moi un acte d’autodéfense contre le trop plein brutal des événements." Faisant appel à son imagination et à son talent de dramaturge, il confronte différentes retombées des attentats. A nous d’exploiter ce tremplin de réflexion.