Dimanche 4 mai 2008, par Jean Campion

Dans l’ombre du géant

Comme un papillon attiré par la lumière, Charles Sainte-Beuve fréquentait assidûment le salon de Victor Hugo. Poète moyen, il se sentait écrasé par le génie de son ami. Et malgré un physique ingrat, il rêvait de conquérir sa lumineuse épouse. Situation en or pour le dramaturge Michel Lengliney. En faisant vivre cet anti-héros, il a construit une comédie alerte et brillante. Si elle néglige parfois la vérité psychologique, pour le plaisir d’un bon mot, elle met aux prises six personnages finement dessinés et interprétés par des comédiens pleins de vitalité.

Adèle Hugo apprécie les visites fréquentes de Sainte-Beuve. Elle savoure sa causticité, sa verve et corrige ses poèmes avec exigence et tact, mais elle refuse ses avances. Charles a beau se persuader qu’il n’a aucune chance, il ne s’avoue pas vaincu. Pourtant ces rencontres blessent cruellement son amour-propre. Enfermé dans son bureau, qui domine le salon, l’auteur d’"Hernani" semble le narguer par l’aisance avec laquelle il écrit poésies et drames de qualité. Pire ! Chaque fois qu’un texte le satisfait, il s’offre une récompense : par un signal convenu, il invite sa femme à venir assouvir sa boulimie sexuelle.

Quand l’amoureux jaloux fuit le luxe des Hugo pour se réfugier dans sa tanière miteuse, c’est sa mère (remarquable Louise Rocco) qui l’agace, en le dorlotant et en l’étouffant de ses conseils niais. Une fois encore, Thierry Bosquet a fait des merveilles. Ses décors tournants permettent de confronter en souplesse l’intérieur somptueux des Hugo au logis terne de Charles.

En imaginant ce Sainte-Beuve tour à tour ambitieux, défaitiste,
susceptible, opiniâtre, envieux, lucide, rusé, aveugle, désarmant, minable, attachant, l’auteur s’est sans doute écarté de la vérité historique, mais a créé un beau personnage de théâtre, incarné avec jubilation par Philippe Vauchel. Il en révèle la complexité avec fougue et maîtrise. Au fil des confidences à son soupirant, Adèle modifie son image. Fatiguée par les assauts répétés de son faune, elle aspire à une relation plus épanouissante. Et le baiser, volé sans trop de difficulté par Charles, n’est peut-être qu’un acompte. Par son jeu sobre et subtil, Isabelle Parternotte laisse percer la soif d’aventures ressentie par cette épouse fidèle.

Comme dans beaucoup de comédies, les domestiques nous informent sur la situation des maîtres. Mais les servantes des Hugo ne commentent pas seulement l’action. Flattée par l’intérêt qu’il lui porte, Eglantine est prête à céder au poète, grand amateur de chair fraîche. En revanche, elle se montre insolente à l’égard de Sainte-Beuve. Elle le méprise, alors qu’Adrienne le chouchoute, en espérant qu’il mettra un terme à son veuvage. Erika Sainte et Karin Rochat exploitent efficacement le contraste entre les deux femmes. Fascinée par la puissance, l’une multiplie les jugements impitoyables et l’autre, effrontée mais naïve, semble vouée à l’échec.

Le thème de la jalousie entre deux artistes est peu développé. Nous sommes loin des affrontements entre Salieri et Mozart, mis en scène par Peter Shaffer dans "Amadeus". En intégrant dans l’action Juliette Drouet, la maîtresse d’Hugo (jouée par la pétulante Delphine Dessambre), Michel Lengliney nous entraîne chez Feydeau. Comme il le fait avec habileté, on comprend qu’"Etat critique" ait obtenu cinq nominations aux Molières 2003.