Mardi 1er octobre 2013, par Jean Campion

Dans l’engrenage de la lâcheté

Dans "Après la fin", Dennis Kelly nous fait assister à des combats de plus en plus acharnés entre deux rescapés d’une explosion nucléaire. Lutte impitoyable qui suscite un regard critique sur une société minée par le terrorisme et tentée par le repli sur soi. "Orphelins" s’appuie aussi sur les affrontements entre trois personnages complexes, pour secouer nos certitudes. Un thriller psychologique palpitant, qui nous raconte l’éclatement d’une cellule familiale, fracassée par la violence de la rue.

Le t-shirt maculé de sang, Liam fait irruption dans le salon douillet, où sa soeur Helen et Danny entament un souper d’amoureux. Très agité, il explique, dans un langage confus, qu’il a tenté de secourir un adolescent agressé par des inconnus, mais que celui-ci, pris de panique, s’est sauvé. Perplexité devant ce récit incohérent... Danny estime qu’il faut prévenir la police. Réagissant avec ses tripes, Helen l’en dissuade : Liam a un casier judiciaire, il serait un suspect tout désigné. On devrait même lui fournir un alibi ! En distillant ses révélations, Liam va entraîner sournoisement le couple vers l’horreur. A chaque revirement, il obligera sa soeur et son beau-frère à se demander jusqu’où on peut repousser la frontière de l’inacceptable, pour protéger les siens.

Son comportement est déroutant. Conscient qu’Helen est son ange gardien, il n’a cessé de lui gâcher la vie. Il admire le couple qu’elle forme avec Danny, se sent bien chez eux et voudrait qu’ils lui confient le petit Shane. Cependant c’est un être faible, influençable. Il sait qu’il ne devrait pas fréquenter Mike, un néonazi, obsédé par les armes et les histoires horribles. Mais c’est son pote... Pierre Lognay dévoile subtilement les sentiments contradictoires qui écartèlent Liam. Vulnérable, insidieux, il sème le trouble et reconnaît lucidement : " Vous savez, vous avez votre monde, votre monde tout beau et c’est comme si j’avais ramené un chat mort ici et que je l’avais laissé sur votre canapé, sur votre beau canapé de chez John Lewis."

Orphelins très jeunes, Helen et Liam ont vécu une enfance malheureuse, qui les a fortement soudés. Leurs vies ont emprunté des chemins différents, mais Helen continue à surprotéger cet écorché vif, qui n’a pas grandi. Son amour pour ce frère encombrant, imprévisible prend parfois un visage monstrueux. Solide, équilibré, Danny voudrait transmettre à sa femme sa confiance dans l’avenir. Il se réjouit de sa grossesse, alors qu’elle se demande si elle va garder ce deuxième enfant. Agressé par de jeunes Arabes, il minimise l’incident et s’efforce d’être tolérant. Contrairement à Helen, excédée par les invectives sexuelles, qu’elle subit dans ce quartier pourri.

Les aveux successifs de Liam emportent le couple dans la spirale de la violence. Ebranlement des valeurs morales, du sens civique, chantage. Des affrontements, que la mise en scène sobre et précise de Patrice Mincke rend de plus en plus intenses. Fragile, parfois à bout de nerfs, Anne-Pascale Clairembourg incarne une Helen déterminée. Face à cette manipulatrice, Itsik Elbaz est un Danny farouche et désarmé.

Pour traduire la violence qui habite ses personnages, l’auteur utilise une langue vive, rythmée, peuplée de mots qui se bousculent, de phrases avortées et de non-dits. Quelques pointes d’humour permettent de détendre le spectateur, afin de mieux le tenir en haleine. Dennis Kelly ne juge pas ses personnages. En creusant leur psychologie, il nous renvoie à nos rapports avec les autres. Au-delà de ce drame intime, il nous alerte sur une insécurité urbaine de moins en moins contrôlable.

Jean Campion