Vendredi 14 décembre 2012, par Karolina Svobodova

Dancing dead

Il faut aller voir "Un coup de don". Il le faut non seulement parce que c’est l’occasion de voir l’icône de la danse butô Carlotta Ikeda sur scène et d’en être renversé, non seulement parce que c’est un spectacle d’une incroyable beauté formelle et d’une grande richesse conceptuelle, mais surtout parce que ce spectacle nous transforme et que c’est un objet rare et précieux.

"Un coup de don" est un spectacle de dans butô inspiré du film « Hiroshima mon amour ». Les sept danseurs prêtent leur corps à l’exploration de la ruine et de la souffrance. Dans la lumière violente des projecteurs, ils incarnent cette obstination qui permet à l’homme de continuer à tenir debout, encore, toujours et malgré tout.

Les thèmes sont difficiles : on peut ne pas avoir envie, ne pas avoir le courage... Mais il ne faut pas s’arrêter au sujet, c’est dans son traitement formel que réside tout l’intérêt de la création.

Tout au long de la seconde guerre mondiale s’est imposée aux artistes la question de l’ im/possibilité de l’art à dire le traumatisme, à raconter les blessures, à témoigner de l’horreur. De nombreux artistes se sont attelés à cette tâche impossible et pourtant nécessaire, inventant de nouvelles manières de dire et de montrer, le discours conventionnel s’étant avéré impuissant à le faire. A travers le silence et les blancs, les anecdotes et autres détours, les écritures de l’extrême ont essayé de faire comprendre : « [s]i vous voulez rendre compte de la souffrance, vous ne pouvez pas seulement décrire, il faut transmettre l’émotion, la sensation, la douleur, l’horreur. Il ne faut pas décrire, il faut donner à voir. Donner à sentir. ». Ces mots sont ceux de Charlotte Delbo, auteure ayant survécu aux camps de concentration, mais ils pourraient tout aussi bien être ceux de Ko Murobushi tant « Un coup de don » manifeste d’une démarche similaire. On ne dit rien, on ne raconte pas et surtout, on s’abstient d’expliquer. Loin de tout didactisme, on dévoile, on donne à voir. Des corps tremblants, de corps tentant d’avancer alors même que les jambes de parviennent plus à les porter. Dans la lumière violente d’un soleil de dix milles degrés, ces corps sont ceux de spectres anonymes. Pas de personnages mais des figures fantomatiques, dotées pourtant d’une incontestable présence. Une incarnation de la définition du butô lui-même selon son fondateur Tatsumi Hijikata : « la danse est un cadavre s’efforçant d’être debout au risque de sa vie. ».

Pas plus que le chorégraphe, nous n’avons connu Hiroshima. C’est le film d’Alain Resnais et les mots de Marguerite Duras qui ont provoqué un choc en lui, et c’est la danse qu’il tire de ce choc qui nous contamine à notre tour pour reprendre ce slogan d’après guerre : plus jamais ça.

Karolina Svobodova.