Jeudi 20 février 2014, par Blanche Tirtiaux

Cours, Ali, cours

Une danse-théâtre aux allures circassiennes, un théâtre dansé peut-être, « Ali et nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers » est un petit bijou d’inventivité et de poésie. Un duo de deux pièces en finesse, indépendantes, mais interconnectées, nous emporte dans les méandres fantasmagoriques du corps et du cœur humains. De quoi en réconcilier plus d’un avec le monde de la scène.

Comédiens-danseurs époustouflants, Marthurin Bolze, Hedi Thabet, et Artemis Stavridi incarnent les trois protagonistes du premier tableau, une variation libre sur la question de l’amour, du mariage. Terrain glissant... Mais le résultat est sublime. Loin des propositions réchauffées, ce sont ici l’humour et la subtilité qui habitent chaque geste faisant de lui un océan de possibles et d’évocations. C’est frais, c’est fin, c’est fou par petites touches. L’amant s’intercepte... Les corps s’imbriquent, se déboîtent, se ré-assemblent, se recontruisent différemment. Ils se répondent, toujours. Marthurin Bolze danse de sa seule jambe, et l’on saisit toute l’ampleur de l’expression qui veut que toute contrainte est créative. Les membres se mélangent et mettent sans dessus-dessous les codes et les attentes, nous laissant surpris, amusés souvent de ce jeu fou de tricoti-tricota où l’on ne sait plus à qui appartient le pied sous la robe de la mariée.

Le résultat formel est parfait, sans failles, et pourtant chargé d’incarnations sincères, de vérité. Les danseurs performent avec grâce et talent et portent en eux tout le spectacle, mais toujours avec justesse et humilité. Simplicité d’un décor épuré : une scène vide, une chaise, une lampe qui descend du plafond. Les atmosphères sont pénétrantes, elles s’installent et prennent le temps de nous inviter par notes successives dans cet espace un peu magique. Atmosphère lumineuse aiguisée, environnement musical de rebétiko, quatre musiciens jouent sur scène une musique venue de Grèce et de Turquie, ponctuant de sons chauds et pénétrants le trio infernal.

Ali, deuxième tableau : les deux hommes rivaux dans la scène précédente sont seuls en scène avec une chaise et quatre béquilles. Les rôles s’interchangent, oscillent entre taquinerie, fraternité et franche tendresse. On rit de leur malice terriblement inventive et de ses effets visuels inattendus. Le montage est parfait, tant et si bien que l’on ne voit plus la technique – pourtant habilement maîtrisée – et qu’on se laisse emporter par la poésie de l’instant.

Dans cet élan de mouvements évocateurs où se rencontrent séduction, tendresse, jalousie, entraide, c’est finalement le grand récit de l’aventure humaine qui nous est conté. Incroyable tout de même ce que peut raconter le geste... Il ne faudrait pas manquer cela.

Blanche Tirtiaux