Samedi 11 janvier 2020, par Palmina Di Meo

Conversation à bâtons rompus avec Fabrice Adde autour de "Quatorze juillet".

On l’a vu au cinéma aux côtés de Bouli Lanners, de Leonardo di Caprio, de Monia Chokri (Emma Peeters) et de bien d’autres. Le voici au théâtre des Martyrs dans « Quatorze juillet », un seul en scène hors de tous les sentiers battus. On y découvre un Fabrice Adde en déséquilibre chronique, un spectacle qui frise l’hystérie et emporte sur son passage tous les a priori sur les conventions théâtrales mais aussi une déclaration d’amour humoristique au métier d’acteur très personnelle.

Fabrice, ce spectacle qui a fait penser au « Paradoxe du comédien », comment est-il né ?

Fabrice Adde : C’est né du désir de travailler un seul en scène, de partir du néant, rien que les pieds sur un plateau et que va-t-il advenir ? Olivier Lopez qui est un spécialiste du clown m’a encouragé à explorer cette dimension de l’inconnu et aussi la position d’être dans l’échec, dans cet endroit de jeu qui n’est pas conventionnel au théâtre, où le tragique est dans le fait d’être perdu. Tout vient de l’envie de faire rire aussi. Il y a une forme d’honnêteté, je cherche
toujours l’authenticité par rapport aux choses et au travail sur le moment présent.

J’arrive sur un plateau, le téléphone est là... Il s’agit de trouver une porte d’entrée qui soit catastrophique.
Il y a un état de crise au début qui fait que le spectateur est un peu dans une supercherie (que je ne veux pas dévoiler). Il y a un positionnement qui déstabilise le spectateur... ou qui crée de l’empathie... Les gens se disent : « Je ne voudrais pas être à sa place ». Certains soirs, ils sont tétanisés par l’état de crise que je propose. J’aime travailler sur l’ambiguïté.

Tu parles d’état de crise. Le spectacle me fait penser à la déconstruction comme on peut l’appréhender chez Beckett.

Fabrice Adde : Il y a quelque chose de ça. Beckett disait : « Il faut rater mieux pour rater plus ». Jacques Derrida m’a aussi parlé de déconstruction. Il m’a dit : « On parle de déconstruction au théâtre. Ce qui est fascinant avec toi, c’est que tu le fais. Tu pars du 15ème siècle avec Sigismond et tu vas jusqu’à Gabily en passant par Louis Jouvet. »

C’est un témoignage de la manière dont le théâtre m’a traversé, c’est mon idée de l’univers, on y voit clairement mes origines, mes goûts musicaux, mon délire... Et puis aussi me failles.

Le comédien arrive en second plan... On voit d’abord un conférencier.

Fabrice Adde : Comme je le dis dans le spectacle, le spectacle est dans l’œil du spectateur.
C’est à vous de voir qui vous avez envie de voir. Certains viennent me voir et me disent : « Merci Jacky » car ils ont vu Jacky et c’est très bien. Pour d’autres, c’est plus confus.

J’essaye de jouer un personnage sauf qu’assez vite cela devient très compliqué. Comment le comédien adhère-t-il au personnage ? Il y a une finalité. Le metteur en scène à la fin des répétitions peut te dire : « C’est toi le personnage ! ». Je voulais aussi parler de cette obsession un peu folle qu’ont les comédiens de jouer un personnage. « Je ne peux pas faire ça car mon personnage ne le fait pas. » Alors je dis : « Ah bon ? Tu as l’air de bien le connaître ton personnage... » Pour certains, leur personnage est exemplaire. Il ne peut pas être raciste par exemple. « Non, puisque moi, je ne suis pas raciste. » Ce n’est peut-être pas un bon exemple mais je trouve ça un peu stupide.

Il y a eu de suite une volonté de traverser toutes les idées reçues, les clichés sur le comédien ?

Fabrice Adde : Oui sur le snobisme culturel qui fait qu’il faut avoir une bonne conscience...
faire du théâtre politique. Sauf qu’alors, on ne fait plus de théâtre !

Il y est aussi question de communication. Aujourd’hui que doit communiquer le théâtre ?

Fabrice Adde : J’ai du mal à répondre à cette question. Je ne me sens pas à cet endroit-là...
même si je parle d’avortement par exemple. Je n’arrive pas à savoir si le théâtre communique quelque chose. Pour moi, il suffit que ce soit beau et surtout, j’aime le rapport aux acteurs. Il ne me faut pas grand-chose : un plateau nu, un bon texte, cela me va !

Il y a peut-être dans le spectacle un message sur la pression de la réussite. Il faut réussir ton spectacle. On ne te donnera pas d’argent une deuxième fois si tu rates ton spectacle. Il n’y a plus de place pour la recherche. Notre ami Claude Régy, qui vient de mourir, vivait en 1954 quand il y avait de l’argent pour la recherche. On ne lui demandait pas de compte.

Aujourd’hui, il faut que ton spectacle cartonne à tout prix. Je parle en creux du spectacle sur la censure institutionnelle, comment elle s’organise. Il faut des spectacles à thème, d’utilité publique. Je ne sais plus qui disait : « L’art cela ne sert à rien. Et c’est pour ça qu’on en fait. »

Alors je vais peut-être choquer des gens mais pour moi, le théâtre ne sert à rien et c’est pour cela qu’il faut en faire.
Il faut faire des spectacles qui font du bien, il faut qu’on se prenne un ouragan, une seringue d’acteur.

Dans le domaine de la provocation, jusqu’où faut-il aller ? Jusqu’à se suicider en scène ?

Fabrice Adde : Je pourrais aller plus loin, mettre le feu au théâtre, faire un feu d’artifice dans le théâtre. Cette idée du suicide vient de la société qui nous y pousse - il y a des liens, si on arrive à lire le spectacle, avec Patrick Dewaere.

Quand on dit à un comédien : « Tu joues comme si c’était la dernière fois. » Moi, j’aime cette idée de mourir à l’existence. Tous les soirs je vais à l’endroit où je meurs. Mais c’est aussi une déclaration d’amour à mon métier.

J’ai une malédiction, c’est que je ne peux faire que cela. Sinon, je meurs. J’essaye de le faire avec humour, en donnant de l’amplitude aux choses. Faire rire et en même temps émouvoir.
Certains soirs, le public voulait m’empêcher de mourir en criant : « Non, non ! ».

Ce public, tu le secoues aussi dans le spectacle.

Fabrice Adde : Oui car je crois que c’est le public qui a la clef à un moment donné et sans vouloir insulter quiconque, je pense que le public est généralement trop vite content. Je veux à tout prix qu’il se passe quelque chose. Quand il ne se passe rien entre le public et moi, tout s’effondre. Mais le public a tellement peu l’habitude de voir un spectacle qui casse toutes les conventions du théâtre que parfois c’en est trop.

Si je secoue le public, c’est pour le sortir des conventions. Si tu trouves que c’est nul, tu te lèves et au revoir. Je vois parfois applaudir debout des spectacles pour lesquels je me dis que je suis le seul à avoir besoin d’explications alors que je compte les gens qui toussent par ennui. Mais bon, j’ai aussi le jugement sévère et la curiosité enthousiaste, voilà !

Pour moi, « Quatorze juillet », c’est un spectacle un peu rebelle par rapport à tout ce que je peux voir et qui m’ennuie et où je pourrais aller dans le public avec un chapeau de Schtroumpf que les acteurs n’y verraient que du feu alors que c’est énorme. Pour moi, le théâtre est le lieu de la rencontre, le lieu du regard sur l’être humain. Il faut que l’on se touche. Les postillons, par exemple, c’est la subversion de la rencontre.

Et c’est politique parce que ce n’est pas évident de rencontrer quelqu’un. C’est vrai qu’on a toujours un peu peur. La démarche que j’essaye est de dire : « Si tu ne m’aimes pas, va te faire foutre ! Mais au moins j’ai essayé de partager quelque chose avec toi. » Il y a une forme de fraternité, je cherche des frères et de l’authenticité. J’aime des gens comme Lucchini qui puent l’acteur.

Il y a des metteurs en scène qui n’aiment pas acteurs car les acteurs veulent du texte, du théâtre alors que non ! ce qu’il faut faire, c’est du documentaire et les acteurs on s’en fout. Moi, quand je vois quelqu’un monter sur un plateau, déjà je me pose des tas de questions.

Ton jeu n’est pas forcément théâtral...

Fabrice Adde : Oui il est plutôt subtil et pourtant quand je plonge dans les textes... Ici, vu la proximité, j’essaye d’être au plus naturel. Il y a aussi une question de rythme à maintenir. Je me méfie du naturel. Mais je ne me trahis pas trop. J’essaye d’être moi. Et souvent quand je vais voir un spectacle, cela me manque.

Les acteurs sont complètement cachés derrière un personnage. Je ne les vois pas, eux. Certains trouvent cela super « Ah super on ne te voit pas ! » Moi, j’en suis désolé. Je vais dire : « Je ne te vois pas. Tu parles bizarrement, ce n’est plus du tout toi. » Jouer parfois, c’est une question de curseurs à ajuster en soi.

Y a-t-il des méthodes qui t’ont formé ? Certaines méthodes visent justement à effacer l’acteur pour construire autre chose.

Fabrice Adde  : Il y a des choses que je ne peux pas dépasser. Je suis brun, grisonnant, avec de la barbe... L’école qui m’inspire le plus est celle de Jacques Lecoq. Je n’ai pas fréquenté une école Lecoq mais quand je donne cours, je travaille sur les éléments : la terre, l’eau, le feu, tout ce qui est lié à l’impression, à l’inconscient, aux émotions, le rapport à la langue.

Je suis un peu vieux, j’aime Louis Jouvet. Je peux « jouer un personnage », me raser mais il me faut de bonnes chaussures pour jouer un personnage. Chacun fait comme il veut bien sûr, je ne défends pas ma paroisse, mais si tu me mets des chaussures de chantier, tout à coup, je me mets à marcher d’une certaine façon. Et puis il faut faire venir des images. Mais j‘ai du mal à jouer le grand blond par exemple parce que je ne suis pas blond. Je ne peux pas jouer Othello.
Je pourrais composer mais ce n’est « politiquement » pas correct.

Il y a une part d’improvisation dans le spectacle qui a été créé en 2014. A ’-t-il beaucoup évolué ?

Fabrice Adde  : J’ai beaucoup travaillé dessus. J’ai enlevé des trucs, j’en ai ajoutés. Puis, cela dépend d’un soir à l’autre. Il y a quand même une trame à 85% mais j’y intègre des éléments qui se passent dans le public ou même ce qui m’arrive.

Chaque fois, il y a à peu près une nouveauté, cela fait partie de ma quête. Je peins encore à l’expo, le spectacle n’est pas fixé sinon il aurait une dimension mortifère. C’est peut-être dangereux, risqué, prétentieux ou peut-être très généreux qui sait.

Avec Olivier, on a toujours travaillé au bord du gouffre et je sais que pour certains comédiens, c’est inconcevable. C’est le cauchemar de l’acteur qui arrive, qui n’a plus de texte, qui n’a plus rien. Mais c’est aussi le rêve, celui de faire ce que l’on veut, de régler ses comptes.

Je fais du théâtre pour régler mes comptes, avec mon métier et le reste... Et je n’ai aucun souci avec ça.
Mais je vais bientôt jouer une pièce avec un grand texte et cela va me plaire aussi. J’entends certains copains qui en sont à la 400ème représentations se faire chier, en avoir assez. S’ils doivent se rendre à un casting, ils ne savent plus jouer... Il faut rester curieux...

Vas-tu continuer dans cette veine d’exploration du rapport avec le public ? Ce qui peut être le début d’un spectacle fleuve...

Fabrice Adde : On me l’a déjà dit. Si je refais un seul en scène, je repartirais sûrement du rapport très présent - pas forcément du stand up - mais avec l’idée (qui pourrait être ma marque de fabrique) de textes qui arrivent comme des cadavres exquis. J’ai pensé faire un spectacle sur la liberté, sur ce que c’est. J’arriverais devant une table et Joris Lacoste me parlerais...

Quel est ton rapport au métier aujourd’hui ?

Fabrice Adde : Je l’aime de plus en plus. J’enseigne aussi, ce qui me plait beaucoup. Donc acteur ou pas, cela me plait. Je trouve difficile de trouver de bons auteurs contemporains.

La mise en scène te tente ?

Fabrice Adde : Oui mais avec des amateurs. Monter une pièce à huit, dix personnages avec des professionnels, aujourd’hui, ce n’est plus possible. Cela coûte un bras. Et je pense qu’il n’y pas de comédiens amateurs et de comédiens professionnels. Uniquement des comédiens.
Tout à coup, cela peut se révéler. Il faut en avoir le goût, en terme de sensibilité artistique.

Propos recueillis par Palmina Di Meo