Lundi 28 février 2022, par Jean Campion

Continuer coûte que coûte

En titrant sa pièce "Qui a peur" (Wie is bang), Tom Lanoye nous suggère qu’elle s’inspire de "Qui a peur de Virginia Woolf ?", le classique d’Edward Albee. Il nous en propose une réécriture politique. Les règlements de compte n’opposent plus les représentants d’un milieu universitaire américain, mais quatre comédiens de générations différentes. Leurs affrontements, qui révèlent ambition, rancoeur et faiblesse, témoignent aussi de nos difficultés à cohabiter dans notre société. Tom Lanoye nous fait entendre des opinions divergentes sur les partis pris du théâtre d’aujourd’hui, sur son rôle social, sur la post-colonisation, sur le politiquement correct... Sans les juger, mais avec un humour décapant. Pour la metteuse en scène Autore Fattier, " La comédie se joue de tous les clichés, pour faire éclater la bêtise et les stéréotypes."

Claire et Koen, un couple à la scène comme à la ville, viennent de terminer la énième représentation de ce standard du répertoire, où se déchirent des intellectuels alcooliques. Cette pièce, qu’ils jouent avec succès depuis vingt ans, est leur bouée de sauvetage. Toutes leurs autres productions ont été des fiascos. En se démaquillant, Claire crache son fiel. Elle en a marre de traîner ce boulet devant un public de "phoques". Leurs jeunes partenaires les ont lâchés. Tant mieux ! Koen tourne en dérision son aigreur et lui explique comment il espère éviter la faillite. Pour remplacer les acteurs défaillants, il a convoqué deux jeunes acteurs "intéressants". Si on peut les engager, ils reçoivent une subvention de l’Etat, car ils sont "d’origine étrangère". Claire s’oppose à cette solution. Bataille de chiffonniers interrompue par Khadim et Leila.

D’emblée, le "Sénégalais" et la "Marocaine" manifestent aisance et maturité. Invitée à donner son avis sur la représentation, Leila regrette le style vieillot de certaines répliques et aimerait que les acteurs puissent recréer le texte. Une suggestion qui horripile Claire. La subvention, dont il pourrait bénéficier, agace Khadim : quel que soit leur rôle, les "étrangers" symbolisent un choix politique. Excellents comédiens, ces jeunes troublent leur éventuel employeur. Cachés dans des personnages, ils lui mentent avec aplomb. Ainsi Khadim s’invente de brillantes études et Leila lui tend un piège, en l’entraînant dans une scène de séduction équivoque.

Koen ne leur laisse pas la vedette. Après avoir fait le pitre avec un fusil gadget, il pousse quelques coups de gueule. Par exemple contre le culte de Shakespeare. Pourquoi s’obstine-t-on à le considérer comme un génie ? Révolté par ses échecs, il s’attaque, au nom de la vieille garde, à la politique de financement des théâtres. Elle fausse la donne. Cependant, dans ses critiques perce la conviction de la nécessité du théâtre. Un art essentiel : il nous incite à nous connaître. Claire ne se mêle pas aux polémiques. Mais sa confession émouvante nous fait sentir qu’elle s’accroche au théâtre, pour ne pas sombrer.

Le rideau se lève sur un plateau, où traînent encore des éléments de décor. Placés à l’arrière de cette scène, qui a perdu sa magie, nous sommes face à des gradins vides. Les personnages nous ignorent et c’est à leur insu que nous allons nous immiscer dans leur intimité. Parfois avec l’aide de gros plans en vidéo. Les mises en abîme, dans lesquelles les comédiens nous entraînent, estompent la barrière entre fiction et réalité. Comédienne francophone, Claire (Bodson) vit un conflit permanent avec son mari, l’acteur flamand Koen ( De Sutter). Elle ne supporte pas qu’il parle allemand : "Ton accent flamand est déjà assez nazi comme ça." Vacherie qui fait écho aux tensions communautaires. Son époux est tout aussi cynique. Exploitant à merveille la langue drue, cinglante et l’humour acide de Tom Lanoye, les deux comédiens nous font sentir que leurs personnages ont besoin de se faire la guerre, pour se déclarer leur amour. Il est déprimé, aux abois. Elle est écoeurée, meurtrie. Ils ne lâchent pas prise. The show must go on !

Jean Campion

Photos : © Prunelle Rulens