Lundi 28 mars 2022, par Didier Béclard

Conte musical et graphique

« Archipel » de Frédéric Lepaffe et Charles-Henry Boland avec Emmanuel Tête, est un projet où les disciplines se rencontrent. Il propose un voyage intérieur à travers une douzaine d’îles, isolées et minuscules, enrichies de contes et de folklores imaginaires.

Tout a commencé par des insomnies. À une période de sa vie, Frédéric Lepaffe subissait quatre à cinq heures d’insomnie chaque jour. Il lui a bien fallu occuper ce temps de non sommeil. « J’ai remarqué que quelque chose permettait de m’apaiser, explique le musicien, c’était d’être sur mon téléphone à scroller les mers et les océans sur Google Earth. Je me suis rendu compte que quand j’arrivais à trouver une île microscopique et bien isolée, c’est comme si elle m’accueillait. Je pouvais en quelque sorte prendre possession des lieux et rebâtir un monde à moi parce que c’était une île sur laquelle personne n’habitait. »

Partant de là, il entame des recherches sur ces îles et se rend rendu compte que rares sont les endroits où l’homme n’a pas mis le pied. « Ces îles avaient une histoire mais une histoire infime, ajoute-t-il. C’était l’histoire de quelques jours, quelques semaines parfois quelques mois mais c’était très court. Ces îles avaient cette histoire mais sans culture et je me suis en tête que j’allais pouvoir, à ma modeste mesure, leur offrir un folklore musical. »

Il se met en quête de quelques îles de par le monde. Il en répertorie douze au total et compose autant de morceaux de musique que d’îles en attribuant, à chaque fois, une composition à une île. Il y ajoute un treizième morceau qui est la réunification de ces îles qui forment un archipel recomposé, imaginaire.

Toutes les compositions ont été effectuées à la base à la guitare. Frédéric Lepaffe est musicien autodidacte, sans théorie. Il a donc fait appel à Charles-Henry Boland, musicologue mais aussi musicien, pour, dans un premier temps, retranscrire les compositions sur des partitions. Le concept lui semble intéressant et il germe dans son esprit d’en faire un spectacle qui soit davantage que juste de la musique. A la faveur d’un voyage à Trouville, dans le froid de la côte française, les deux musiciens poussent plus avant le projet d’île comme espace de réconfort, espace de replis, de retranchement face à l’adversité, la modernité, le monde extérieur, le monde du travail. Ces îles tout à fait détachées, tout à fait désertiques peuvent, de façon allégorique, représenter un espace pour se retrouver.

« Il y a autour de ces îles, explique Charles-Henry Boland, une réponse, pas politique, mais existentielle vis à vis d’une modernité un peu galopante, oppressante, un peu écrasante. A force ces îles ont incarné une dimension personnelle de l’individu. Ces îles et cet archipel imaginaire, les îles morcelées ont commencé à représenter l’état même de l’individu morcelé dans la société, l’idée de l’homme qui est éclaté par les événements, éclaté par l’adversité et qui pour se reconstruire, pour se retrouver est amené à rassembler ces différents morceaux, en parcourant ces différents îles. Le chemin entre les îles est aussi un rassemblement pour se rendre compte à la fin que l’individu n’est pas une unité morcelée qui retrouverait une unité mais plutôt qu’un individu serait toujours quelque chose de morcelé. »

Fasciné par ses expositions, Frédéric Lepaffe contacte le peintre et dessinateur français Emmanuel Tête « pour ajouter au folklore musical un folklore visuel, des images inventées pour continuer dans l’imaginaire des îles et de l’archipel ». Des performances graphiques – dessins, peinture, manipulation de matières - sont attribuées à chaque île en plus de la composition musicale. Au fil des représentations, il est apparu qu’il manquait une trame narrative d’où l’idée de transformer le concept en bande dessinée avec un scénario et des dessins.

Charles-Henry Boland en donne le détail : « C’est l’aventure d’un homme qu’on récupère à un moment de sa vie, au début d’un voyage banal, touristique ou d’affaires, mais interrompu par un naufrage, naufrage du bateau mais peut-être aussi naufrage de sa propre vie. Cet homme se retrouve seul sur une île et c’est là que commence un voyage initiatique et fantastique, d’île en île, pendant lequel il est traversé par une série de peines assez profondes qui l’ont morcelé et au terme duquel, il va se retrouver, se reconstruire. »

Chacune des îles qui existent a une histoire infime sur laquelle les auteurs ont rebondi pour créer leur propre mythologie. Par exemple, l’île de North Keeling (Australie) où un croiseur allemand s’est échoué au cours de la Première Guerre Mondiale est aussi l’île sur laquelle notre voyageur vient s’échouer. Les îles Farallon au large de San Fransisco ont été le théâtre de ce qu’on a appelé la guerre des œufs. A la fin du XIXe siècle, une compagnie s’est appropriée l’exclusivité, contestée, de la récolte des œufs d’oiseaux marins. Des bagarres ont éclaté avec d’autres prétendants à la récolte faisant un mort dans chaque camp. Cette histoire rebondit sous la forme d’une prestation graphique d’Emmanuel Tête qui peint autour d’un œuf qui se déplace à l’intérieur d’un cadre faisant apparaître l’œuvre au fur et à mesure. Parmi ces îles, il en est une, Sandy Island, qui intervient au milieu de l’histoire et qui est singulière parce qu’elle est localisée sur de nombreuses cartes mais elle n’existe pas.

L’idée de ce voyage est d’offrir au public un espace où il peut se balader avec la sensation de se retrouver dans ces espaces « vierges » où il peut réinventer un monde. Les deux auteurs font référence au concept d’hétérotopie théorisé par Michel Foucault qui le définit comme une localisation physique de l’utopie. « Un lieu de refuge comme il n’en reste plus beaucoup dans notre société, précise Charles-Henry Boland, avec la volonté que ce soit autre chose que des églises, lieux officiels de refuge. Ces îles échappent à toute organisation humaine. »

Sur scène, cinq musiciens : Frédéric Lepaffe, à la guitare, Fanny Perche au saxophone, Julien Gillain au piano et violon, Guillaume Malempré aux percussions et Boris Schmidt, à la contrebasse. Il s’agit d’une musique acoustique empreinte de sonorités folk, jazz, classiques mais également tribales, auxquelles se mêlent ponctuellement des effets électroniques. Tout en laissant la place à l’improvisation qui permet à chaque représentation de retrouver une réelle spontanéité.

Le voyage se déroule par le biais des planches de bande dessinées, présentées en continu ou de façon fragmentaire. Le périple est ponctué de performances graphiques et plastiques réalisées en live par Emmanuel Tête qui improvise des formes visuelles avec des médiums aussi variés que le graphite, l’aquarelle ou le sable. L’artiste dialogue avec la musique autant que les musiciens répondent à ses dessins. Par instants, le crayon trace littéralement une partition pour la contrebasse, tandis que les coups de percussion font tressaillir le pinceau.

Bon voyage...

Didier Béclard

« Archipel » de Frédéric Lepaffe, Charles-Henry Boland et Emmanuel Tête, le 31 mars et le 1er avril au Théâtre Marni à Bruxelles, 02/639.09.82, www.theatremarni.com.

Des œuvres du spectacle sont exposées jusqu’au 8 avril au bar du Marni.