Jeudi 23 novembre 2017, par Catherine Sokolowski

"Comment vis-tu ?"

En 1961, Edgar Morin et Jean Rouch s’interrogeaient sur le bonheur des Français dans « Chronique d’un été », première expérience de cinéma-vérité. En 2017, Justine Lequette aidée par ses « acteurs-créateurs » replonge le spectateur dans la France des années 1960 et propose une transposition contemporaine du sujet, suggérant la comparaison. La restitution de l’atmosphère du film est bluffante, le jeu des comédiens est exceptionnel et le tout forme un spectacle fort, particulier, esthétique, cohérent et moderne. Une perle théâtrale !

En guise d’introduction, une petite fille observe les spectateurs depuis une balançoire et propose sa vision du monde. Elle semble déjà avoir tout compris « Si tu te tais, t’auras une gommette, si t’es perdu, tu dysfonctionnes ». Tout est déterminé, tracé, et il n’est pas concevable de quitter les rails. Alors « Quand je vois un bébé dans la rue, je dis : "Profite !" ».

Changement de décor ! Cette brève mais judicieuse analyse laisse place à Edgar Morin et Jean Rouch (eux-mêmes !) et à leurs réflexions sur le bonheur au quotidien, bientôt suivis d’un sondage sous forme d’un micro-trottoir : « Comment vis-tu ? », les réponses émanent surtout de milieux de gauche, désabusés : « On n’est jamais heureux quand on est ouvrier ».

La réalité de 1960 s’est installée. En 2017, le patron défend la valeur travail : « Ce qui est social, c’est ce qui crée des emplois » disait Tony Blair. Le marketing crée les besoins. La société de consommation est devenue tentaculaire. 2017, les acteurs ont changé de costume mais le bonheur n’est pas au rendez-vous. « J’abandonne une partie de moi-même que j’adapte », et l’autre partie, que devient-elle ? Et si elle se réveillait ?

Comme disait Marguerite Duras, citée dans le spectacle, « En l’an 2000, il n’y aura plus que des questions ». Pas de réponses, ce n’est pas le but de cette création qui offre juste les pistes de réflexions, notamment celle de la valeur accordée au travail. A l’image de Françoise Bloch qui propose des sujets socio-économiques au théâtre, Justine Lequette n’a pas hésité à transposer cet emblème du cinéma-vérité et c’est un coup de maître, du théâtre contemporain comme on l’aime, avec des comédiens talentueux (Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud et Léa Romagny) et un zeste d’humour. Vu les récents développements en matière de robotisation, nous attendons la suite avec impatience !