Dix corps abîmés comme dix naufragés enfarinés, vêtus de tuniques qui devaient être blanches un jour, se déplacent comme des morts-vivants, se meuvent dans le clair-obscur, hors du temps. Comme sortis de cavernes, hagards, voûtés, ils se heurtent, se bousculent, plongés malgré eux dans la découverte de l’autre, des autres, préférant l’enfer du groupe à l’angoisse de la solitude. Gauches, ils errent en meute, en rythme. A force de petits gestes, émerge un grouillement incongru qui raconte avec humour les absurdités de l’existence, comme un magma d’humanité qui piétine et grommelle.
La musique de Schubert, apaisante, se mêle à des batteries de Gilles de Binche et des partitions de musique contemporaine de Gavin Bryars. La fresque sombre dépeint une humanité féroce et misérable effrayée par la solitude, elle parle de manière crue de l’être, de son quotidien composé d’absurde et de fantaisie.
C’est dans l’humanité fragile de Samuel Beckett que Maguy Marin a puisé ces personnages et leurs mouvements empêchés mais nécessaires. Créé en 1981 au Théâtre d’Angers, « May B » a d’abord essuyé un flot de huées et de réactions hostiles avant de connaître la consécration. « Le public était tout de même très conservateur, toute cette saleté sur scène dérangeait », explique la chorégraphe dans le film « Maguy Marin : L’Urgence d’agir » réalisé par son fils David Mambouch.
Si Maguy Marin invente là une pièce révolutionnaire par sa forme dans le paysage chorégraphique français de l’époque, « May B » est bel et bien un ballet (quoi qu’en disaient ses détracteurs d’alors qui en venaient parfois aux poings) où les ensembles sont d’une beauté époustouflante et où le corps fait sens à chaque mouvement. « Tout geste qui va dans l’espace public est politique, explique Maguy Marin dans une interview à « Nouvelles de Danse ». Installer quelque chose de poétique dans un monde qui n’est que technique, économique, c’est politique. »
La pièce revient aujourd’hui et régulièrement en « classique » du répertoire de la danse contemporaine. En quarante ans, la pièce qui mêle théâtre et danse - elle est d’ailleurs considérée comme l’acte fondateur de la « danse-théâtre » - a été présentée à près d’un millier de reprises incarnées par plus de 90 interprètes sur les cinq continents. Il est rarissime qu’un spectacle de danse contemporaine soit joué depuis si longtemps. Pour la face cachée de l’humanité qu ’elle souligne à chaque fois, « May B » peut – doit - se voir et se revoir sans cesse.
Didier Béclard