Mardi 27 janvier 2015, par Jean Campion

Chercher la vérité ou plus humblement l’exactitude

Férue de spiritualité et passionnée par les ouvrages de Marguerite Yourcenar, à qui elle a consacré plusieurs émissions de radio, Christine Delmotte a eu envie d’adapter à la scène "L’Oeuvre au noir". Fameux défi, relevé lucidement : "J’aime partager mes émotions et inciter le public à lire ou relire le bouquin, dont est tirée la pièce." Un spectacle de 90 minutes ne peut pas prétendre refléter la complexité d’une oeuvre aussi dense. Grâce à son imagination et à l’efficacité du travail sur le plateau, la metteure en scène nous propose une visite du roman. Des scènes jouées, des passages racontés, des fragments lus par une troupe de six comédiens éclairent différentes facettes de Zénon, alchimiste, médecin, chercheur scientifique et avant tout humaniste, attaché à la liberté de pensée.

Nous sommes au 16e siècle. Sur le chemin de Compostelle, Henri-Maximilien rattrape son cousin Zénon. Les deux jeunes hommes confrontent leurs ambitions. Pas question pour Henri-Maximilien "d’auner du drap dans une boutique". C’est par les armes qu’il veut réussir. "Dans quinze ans, on verra bien si je suis par hasard l’égal d’Alexandre." Zénon estime disposer de cinquante ans d’étude, pour "être plus qu’un homme". Quelques années plus tard, à Innsbruck, ce "médecin qui ne soigne plus personne" accepte pourtant de panser la blessure de son cousin. Leur longue conversation confirme leurs divergences. Capitaine désabusé et cynique, Henry-Maximilien se contente de vivre : "Je prends mon Dieu et mon temps comme ils viennent." Contrairement à Zénon qui, en se passionnant pour la science et la philosophie, est contraint à la clandestinité. Pour le Saint-Office, ses publications en font un athée, menacé par l’Inquisition.

Il s’oppose farouchement à l’obscurantisme. A la suite d’accusations calomnieuses, il est condamné au bûcher. S’il se rétracte, il peut y échapper et finir ses jours en prison. Refusant de se mentir à lui-même, il préfère rester maître de sa vie et se suicide. Médecin dévoué, Zénon est sensible au malheur des autres. Il comprend les crises de conscience de son ami, le prieur des Cordeliers, écoeuré par les crimes commis au nom de Dieu. La mort de son valet Aleï, emporté par la peste noire, le désespère. Mais il refuse de prendre la défense de pauvres ouvriers qui, par crainte de perdre leurs emplois, ont saccagé les nouveaux métiers à tisser. Dans la ligne de Paracelse ou de Léonard de Vinci, Zénon croit au progrès et se révolte contre ces taupes aveugles : "Brutes, qui n’auriez ni feu, ni chandelle, ni cuiller à pot, si quelqu’un n’y avait pensé pour vous." Ses connaissances de l’anatomie humaine lui permettront de souffrir le moins possible, lorsqu’il se donnera la mort.

Nous ne voyons pas défiler la biographie d’un héros incarné par un seul acteur. Trois femmes (Stéphanie Blanchoud, Soumaya Hallak, Stéphanie Van Vyve) et trois hommes (Serge Demoulin, Nathan Michel, Dominique Rongvaux) font vivre Zénon dans différents moments importants de sa quête spirituelle. Des échanges de rôles qui varient les approches du personnage principal et dynamisent la représentation. Sans nuire à la compréhension. Certaines phrases importantes sont soulignées par une reprise en choeur. Tout à coup, livre de poche en main, un comédien sort du 16e siècle, pour nous avertir qu’avec ses partenaires, ils vont lire "L’Abîme", un chapitre ardu et sans dialogues, sur les rapports entre le corps et l’esprit. Ce sont des passeurs de roman.

Le spectacle est ponctué par des chants du 16e siècle et d’époques plus récentes. La voix émouvante de la soprano Soumaya Hallak nous offre des respirations, qui laissent le temps d’intégrer la scène précédente. Jouant la carte de la sobriété, la mise en scène se contente de la projection de l’une ou l’autre toile (Bosch, Vinci, Breughel...), d’un plan de Bruges et de quelques accessoires. Leur nombre pourrait encore se réduire. Si l’amoncellement de godasses grossières, au pied de la Régente, suggère bien la dépendance des tisserands coupables, l’exhibition de costumes de théâtre ou de portraits d’identité semble superflue. Climat musical, éclairages suggestifs, vivacité de comédiens talentueux, dirigés avec précision, soutiennent l’attention du public et l’aident à apprivoiser cette oeuvre ambitieuse, subtile et exigeante. En racontant la destinée d’un humaniste du 16e siècle, Marguerite Yourcenar pose des questions essentielles, qui interpellent notre société déboussolée et nous incite à combattre la routine et les préjugés.