Quelques mots du parcours de Catherine Mailleux :
Catherine vient de la philologie romane où elle a mené une recherche en linguistique. Elle est passée par l’INSAS et a réalisé de nombreux assistanats ou fait la dramaturgie de projets tels que ceux de Rahim Elasri, Blandine Savetier, Sofie Kokaj.
Elle signe ici sa première mise en scène.
Ravissement(s) est une transposition scénique (jeu, danse,…) d’un phénomène, celui du ravissement, mêlé à un univers, celui de Duras. Sur scène, quatre comédiens et une danseuse donnent à voir des images mentales qui ont surgi à la lecture du roman dans une optique physique et visuelle. Le spectacle se présente comme une onde en différents temps, du ravissement au retour à soi.
Maintenant que le travail de création est en cours, peux-tu dire que la thématique du ravissement qui était celle du départ est toujours la principale, ou d’autres thématiques se sont-elles greffées ?
Je dirais que c’est toujours la même thématique. Il n’y a pas d’autres choses qui s’ajoutent. Mais elle se précise quant à ses origines, quant au chemin, aux différents types de ravissements qu’on a envie de montrer. Il y a le ravissement de l’amour, puis d’autres plus énigmatiques. On s’est reformulé le terme de ravissement entre nous de différentes manières avec des mots tels que : le ravissement c’est ‘se perdre de vue’, c’est ‘avoir un espace intérieur dévasté par quelque chose’, ‘être absent à soi-même’. Ceci nous aide pour travailler concrètement.
Comment travailles-tu avec les comédiens ?
Je stimule des propositions en connaissant les personnes ; leurs réponses me surprennent parfois tout à fait. On n’est pas venu au début du travail en sachant ce qu’on allait faire. Il y a, en même temps, une direction que je suis. Donc d’un côté, c’est assez rigide mais à l’intérieur de ça il y a beaucoup de liberté. Ce qui est difficile pour le metteur en scène, c’est de donner l’énoncé juste pour qu’il y ait une improvisation qui aille dans le sens voulu. En même temps, il ne s’agit pas non plus de s’arrêter à des images qu’on peut avoir à l’avance dans l’esprit. Il faut que moi aussi, j’accepte de lâcher.
Je sais que tu es romaniste et que tu as fait de la recherche en linguistique, pourquoi ne donnes-tu pas plus de place au mot, au texte dans ‘Ravissement(s)’ ?
Oui, c’est étonnant pour moi qui ai tant travaillé sur le mot, en linguistique d’une part et en accompagnement de différents metteurs en scène fort axés sur le texte.
Cependant, si on travaille sur un roman de Duras, soit on le garde et on le lit entièrement, soit on en garde éventuellement un passage ou l’autre mais c’est difficile de dire autre chose à la place de cette parole qui est tellement juste et belle. Comme Duras a un langage physique, je trouve que c’est plus intéressant de chercher des images physiques qui rendent quelque chose que le langage a suscité en nous et c’est sans doute lié aussi à mon parcours personnel : je suis quelqu’un qui a tout le temps été complètement dans la parole. Ici on quitte le verbe mais c’est le résultat d’une autre parole. Les mots pour moi ont toujours énormément d’importance : ça ne dévalorise pas mon rapport au mot. C’est peut-être un rapport plus intime et moins dans le besoin de dire à l’autre.
Comment est-ce que tu appellerais ce que tu fais comme spectacle ? Un spectacle visuel ?
Je dirais que c’est physique. Ou, par exemple, je peux reprendre ce qu’a dit une des comédiennes : « Ah mais alors on fait une performance ! ». Je n’appellerais pas ça nécessairement comme ça mais ça aide les comédiens dans leur jeu ; pour quitter un jeu psychologique. Ca veut dire qu’on pose des actions et en effet, c’est l’association de différentes actions entre elles qui suscite une réaction chez le spectateur. Dans ce sens là c’est visuel, d’autant qu’on dit de moins en moins de choses mais ce n’est pas uniquement visuel parce que j’espère que ça touche aussi le spectateur dans son corps, peut-être dans son inconscient. Ce n’est pas superficiel dans le sens de ‘juste l’image’. Non, c’est l’image qu’on espère qui puisse avoir un impact physique.
Te sens-tu toujours aussi proche du roman (‘Le Ravissement de Lol V. Stein’) ?
Oui, du roman dans sa thématique et de l’univers de Duras dans ce à quoi elle nous a menés, les comédiens et moi. Elle amène à se poser certaines questions, elle nous pousse loin dans le regard qu’on peut avoir sur soi, sur le monde et c’est de ça que j’aimerais me rapprocher. Par rapport à l’histoire du départ, on l’évoque mais on la quitte. Comme c’est un roman fascinant, ça n’a pas été facile de le quitter mais quelque chose du roman reste.
C’est un spectacle pluridisciplinaire. Comment cohabitent les différentes disciplines ?
Ce n’est pas facile de gérer plusieurs langages en même temps. C’est à force d’être tout le temps ensemble sur le plateau. Même si à certains moments, il y en a un qui ne fait rien, il voit et il peut toujours intervenir. C’est comme ça qu’on a trouvé la cohabitation entre danse, jeu, performance, peinture aussi. C’est à force d’être ensemble. Au départ, j’avais l’intuition qu’on pouvait exprimer le ravissement dans différents langages. Et ça fonctionne.
Qu’est-ce qui dans le roman de Marguerite Duras te happe le plus ?
C’est l’écriture, évidemment. C’est une histoire très anecdotique : une femme est quittée par un homme et ne s’en remet pas. Mais il y a cette chose particulière : elle veut voir et revoir. On peut faire une lecture assez primaire et commune du roman. Duras d’ailleurs l’avait écrit un peu comme un roman photos donc dans un style mineur, qu’elle ne dénigre pas du tout. Elle aime autant ça que les textes plus reconnus académiquement. C’est son côté proche des choses simples. Mais en même temps, c’est très singulier. Et puis, ce qui me fascine, c’est ce personnage de Lol qui semble absent et aussi, c’est la fin qui me révolte complètement, qui me met en colère parce que j’ai l’impression que cette femme à un moment veut sortir de l’état dans lequel elle est mais n’y arrive pas et n’est pas aidée par les autres parce que ça ne les arrange pas qu’elle en sorte. Tout le monde est gentil pour elle, « la pauvre Lol », et elle veut sortir de ça mais elle doit le faire en cachette, comme une révolte clandestine qui échoue. C’est presque un abus de pouvoir des autres sur elle.
Est-ce que tu trouves que Lol est à l’image de la femme encore soumise, qui ne parvient pas à être une femme à part entière.
Là, c’est sur une femme et c’est une femme qui a écrit donc moi ça me touche aussi en tant que femme parce que je trouve que c’est l’histoire d’une femme qui doit prendre sa place de femme par rapport aussi à sa mère. Arrêter d’être l’enfant, pouvoir se séparer de sa mère symboliquement et vivre sa vie de femme. Ca elle n’y arrive pas. C’est pourquoi elle est privée d’une sexualité immédiate. Elle dit qu’elle est à la recherche de son corps. Pour moi, c’est ça le ravissement, c’est quand on n’est pas à sa place dans sa vie parce qu’on ne s’affirme pas. Il n’y a pas de confrontation qui a lieu parce qu’on pense qu’elle est impossible. Par exemple : ça ferait trop mal aux autres… Je crois que fondamentalement, c’est cette thématique-là qui m’a ravie sans que je m’en rende compte au départ. Modestement, nous on se confronte, on existe en faisant du théâtre. Ce que je demande aux acteurs se situe à cet endroit-là : d’être vivant.
Et ce qui a trait à la sortie de l’eau ? (Il faut savoir qu’à la fin du roman, Lol demeure dans le même état de non-advenue à elle-même or Catherine Mailleux dans sa mise en scène veut une sortie de l’eau pour reprendre de l’air).
Oui. Il y a un moment où on sort la tête de l’eau et on prend de l’air. Ca représente un autre type de ravissement qu’on appelle, nous, le ravissement positif. C’est le moment, par exemple, de sublimation. La danseuse est ravie par la danse, les comédiens sont ravis par le jeu, le peintre est ravi par la peinture. L’art est là au secours. Mais il y a quelque chose de violent dans cette prise de conscience de nos propres limites. C’est difficile de quitter l’état de ravissement dans lequel on peut être très bien même s’il est douloureux. Duras disait cela de son alcoolisme. Quand elle buvait, elle ne se rendait pas compte qu’elle se faisait du mal. Elle parlait aussi de la violence dans le couple, des femmes battues qui peuvent être bien là-dedans même si ça les détruit. C’est une autre violence qui a lieu quand tu reprends possession de tes limites et du coup aussi de tes émotions : tu te mets à vif. C’est douloureux, la réémergence de ce qui a été enfoui. C’est violent de décider de changer. Ca demande beaucoup de travail. Après, il y a un moment plus apaisé, d’acceptation. Quand tu sors du ravissement, tu acceptes de quitter quelque chose, d’en faire le deuil, pour pouvoir vivre avec les autres. Si on est trop dans son ravissement, on ne peut pas construire quelque chose socialement avec les autres. Le spectacle parle aussi de comment parvenir à vivre ensemble.
Oui. Lol V. Stein est folle au bout d’une vie non vécue mais ce qui la rend folle, c’est aussi que les gens n’acceptent pas de la voir comme elle est et elle alors, elle essaie d’être normale, ce qui ne l’arrange pas évidemment. Il faut accepter la folie de l’autre, dans une certaine mesure, lui faire place.
Il y a une phrase de Gilles Deleuze qui trouvera sa place dans le spectacle et qui est à peu près celle-ci : « Tu ne peux pas aimer quelqu’un si tu ne perçois pas le grain de folie qu’il a en lui ».
Propos recueillis par Florence Schennen le mercredi 15 février 06 .