Jeudi 24 novembre 2016, par Jean Campion

Carambolage sentimental

Au moment du tournage de "Maris et femmes" (1992), Woody Allen et Mia Farrow, qui y jouent les rôles de Gabe et de Judy, préparaient leur divorce. Pain bénit pour la presse à sensation, cette séparation houleuse trouve un écho dans dans le scénario. Celui-ci décrit, en effet, les crises vécues par des quadragénaires new-yorkais, aux prises avec leur libido et leurs problèmes existentiels. Imprégné par la tension entre les comédiens, le film est sombre et d’une grande cruauté. En l’adaptant au théâtre, Christian Siméon a exploité intelligemment le scénario de Woody Allen, pour écrire une comédie enlevée, drôle et moins amère que le film.

Judy et Gabe s’apprêtent à passer une soirée agréable, même s’ils n’échapperont pas au sempiternel restaurant asiatique : leurs amis Sally et Jack n’aiment pas le changement. Pourtant à l’apéro, ceux-ci annoncent sereinement qu’ils se séparent, par consentement mutuel. Révoltée par cette décision inopinée, Judy est prise d’une crise de nerfs. Gabe, plus pondéré, s’efforce de la calmer, en dédramatisant la situation. Au retour du restaurant, ébranlée par cette rupture, elle oblige son mari à remettre en question leur couple. Est-il érodé par le temps ? Pourquoi font-ils de moins en moins l’amour ? A cause de leurs vies professionnelles ? Certainement pas. Avant, "on trouvait le temps, quand on voulait." Pourquoi refuse-t-il de lui faire une enfant ? Doit-elle se méfier des jeunes étudiantes, qui tournent autour de leur prof ? Les non-dits pèsent lourd.

Jack est tombé follement amoureux de Sam, une jeune prof d’aérobic. Agacé par Gabe, qui le met en garde contre sa vulgarité, il la défend farouchement. Sam est une fille bien, qui a un diplôme de psycho. Contrairement à Sally, elle le comble sexuellement et ne lui impose pas de mourir d’ennui à l’opéra. Le bonheur de Jack pousse Judy à jouer les entremetteuses. Pour sortir Sally de sa solitude, elle lui présente Michaël, un collègue sensible et cultivé. Premiers rendez-vous assez tendus. Sally est une femme cassante et snob, qui a horreur du romantisme. Cependant, en découvrant qu’elle a été remplacée, elle explose de colère et se donne à cet amoureux patient et transi. Judy s’en mord les doigts : depuis longtemps Michaël l’attire.

Relancé par plusieurs rebondissements, ce chassé-croisé nous offre des scènes très cocasses, où les personnages s’empêtrent dans les situation qu’ils ont créées. Avec son habituel sens de la dérision et son humour caustique, Woody Allen dévoile leurs fêlures, leur instabilité et souligne leur égocentrisme. Jack (Damien Gillard) obéit à ses pulsions. Saisi par le démon de midi, il ne jure que par Sam (Aurélia Bonta). Puis, exaspéré par sa passion pour l’astrologie, il la largue. Avec la même brutalité, il veut casser la gueule à Michaël ( Nicolas Buysse), devenu son rival. Nettement plus nonchalant, Gabe (Charlie Dupont) est un professeur qui rêve de gloire littéraire. L’intérêt que lui porte Rain (Inès Dubuisson), une étudiante brillante et délurée, le flatte. Leurs relations professionnelles virent au flirt. Gabe confie à Rain le manuscrit de son roman et... digère mal les remarques de cette lectrice lucide. Dans un monologue virulent, Sally (Tania Garbarski) fulmine contre les machos qui "veulent le dernier modèle", lorsque leur femme dépasse "la date de péremption". Cette intello coincée se montre autoritaire et égoïste. Pourtant deux hommes se la disputent.

Plus ambiguë, Judy (Isabelle Defossé) nous touche par son ouverture aux autres et sa fragilité. A côté d’un mari rassurant, elle s’est persuadée, pendant dix-sept ans, que son couple était solide. Quand elle constate que les compromis ne le sauveront pas, elle tente de séduire "l’homme idéal", Michaël. Sa quête du bonheur justifie la phrase de Woody Allen : "La seule façon d’être heureux, c’est d’aimer souffrir."

Les sept comédiens sont excellents. Soutenus par des dialogues savoureux, ils vivent avec entrain ce carambolage sentimental. Tirée du scénario d’un film, la pièce se compose de courtes séquences, qui s’enchaînent sur un rythme rapide, grâce notamment à des ombres chinoises. Parfois grinçant, "Maris et femmes" est un spectacle vif et jubilatoire.

Jean Campion