Dimanche 10 novembre 2013, par Léïla Duquaine

CROIX/CROIRE

Attente. Billet déchiré. Entrée dans La Cité. Le 140 a bougé ses meubles pour l’occasion – Jo Dekmine, le directeur, n’aime pas la poussière – : l’auditorium, plus escarpé, est à hauteur de scène. Devant, à l’horizontal, sur toute la longueur, cinq rangées de béton (à vue d’œil, 40 cm de haut, 50 cm de large). Entre les lignes, des espaces vides. En hauteur, sur les côtés, des projecteurs quadrillés type panneaux solaires. Un homme en noir. Une femme en noir sur talons blancs type asiatique. Un sac. Une mini enceinte pour Iphone : l’homme a sélectionné « A change is gonna come ». Ils gigotent, complices, nous regardent parfois. Puis, lui s’approche, nous fait face et, avec un accent flamand, déclenche la diarrhée verbale : « Il y a comme des hameçons dans la vie : quand tu mords dedans, eh ben tu l’as dans l’cul… »

C’est l’histoire de celui qui parle. Et de tous les autres. La Mère et l’Enfant. Le Broer. Bernadette au nez cassé. Les Marocains. Les Indiens. Quête n°1 : Cato, l’ex du conteur, sollicite l’aide de ce dernier pour remettre son fils Jimmy sur les rails. Il a une dette envers Cato et il aime le gamin, alors il plonge dans la course-Inferno. Quête n°2 : flashback en enfance, mort de la Mère, chute du Frère. Dénominateur commun entre les deux t(d)rames : la Cité-Réserve avec ses apparts-timbres-poste, ses dalles, ses deals, son Aldi et ses voiles. Et dans cette soupe aux choux, un imbroglio de personnages et de lieux-métaphores : la T.V., la discothèque, la Vierge et la Pute, les caïds, le canal, les abattoirs, les containers…

Et la langue qu’on (dé)triture, à poil, à griffes ou à cheval – en Don Quichotte du quotidien populaire – : du vlaams dans le français, des crachas dans les cris, bites, merde et poésie, des larmes qui coulent sur un sourire. Et les corps – langage cher à Sierens, kantorien convaincu – en équilibre précaire sur les blocs, dans les méandres de la mémoire-ciment, le silence, la sueur, comme pour dire autrement encore, comme si les faits, ça n’suffit pas. Sauf que l’effet non plus ça n’suffit pas. La danseuse est très belle. Elle joue à côté de lui : mime, gesticule, toupie, avance au ralenti, se voile, vacille, se cache entre les murs, puis parle une autre langue, fait des cris d’animaux, fait danser ses talons, joue avec ses pieds. Avec les nôtres ? Elle serait le miroir organique mais elle semble étrangère et elle joue à côté. L’homme est seul, le piano aussi. Il a vidé son sac mais la lumière est froide sur le mortier. La synecdoque fonctionne mais peu de synergie. Comme si l’ancrage « auto-bio » ou l’écran chorégraphique avaient empêché l’encre et la larme de nous éclabousser…

Fatalité : « Tu replongeras, c’est comme ça, c’est le programme… », « Tu sais ce que tu peux choisir ? Ton cercueil ». Brèche : comme image finale, les deux frères jouent au ricochet, tout à coup, le Grand, le visage prêt à éclater, soulève un énorme rocher. Noir. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Léïla Duquaine