Samedi 15 février 2020, par Palmina Di Meo

CARNAGE

Une jeunesse désillusionnée, frustrée, oubliée et au bord de l’implosion et de la révolte, c’est le nouvel opus de Clément Goethals et Hélène Beutin. Un portrait sauvage et poignant de la jeunesse actuelle.
Clément Goethals et Angèle Baux Godard parlent de leur expérience sur ce projet.

© Serge Gutwirth

Clément Goethals, vous avez déjà exploré ce thème d’une jeunesse marginalisée et des frictions qui en découlent...

Clément Goethals : Oui, avec Helene Beutin qui précédemment travaillait comme scénographe et dramaturge, Carnage est une sorte de triptyque autour de la jeunesse. Le premier "La tendresse" était dans un rapport plus introspectif. On suivait "la fille qui marche" pour découvrir tous les personnages qui habitaient sa tête et son coeur. Avec "Carnage", nous y avons mis de nous-mêmes avec une jeunesse un peu plus âgée alors dans la tendresse, "la fille qui marche" avait autour de 18 ans, ici, on tourne plus autour de 25 ans et on parle plus du sentiment de rage donc de quelque chose au bord du cri. Le troisième parlera encore d’autre chose.

Dans la présentation, vous dites qu’ils ressemblent à des chiens errants. C’est une image forte...

Clément Goethals : Au début du triptyque, j’ai eu entre les mains un texte intitulé "Nous sommes des chiens sans collier" où il est question d’un sentiment intérieur de pétition par rapport au monde. Cette notion revient à chaque spectacle mais avec "Carnage" c’est plus spécifique. On est aussi tombé sur un roman qui s’appelle "L’été des charognes" de Simon Johannin, un roman magnifique où il dépasse la notion du chien pour parler "du chien que tu as dans l’oeil", "du chien qui a la rage", "du chien solitaire" et avec Daphné Liégeois qui nous a aidé pour l’aspect documentaire et dramaturgique, on a été encore plus loin. Pour les acteurs c’est devenu un appui assez intéressant puisque nous nous sommes concentrés sur la recherche d’états, aller chercher dans l’oeil des chiens, dans leurs mâchoires, dans le comportement de la meute, dans l’affrontement de deux meutes, dans le loup solitaire... Tout cela été très inspirant pour nous .

© Serge Gutwirth

Angèle, toi qui joues dans la pièce, s’agit d’un travail physique ?

Angèle Baux Godard : Oui il y a une recherche d’énergie et de ce que cela change dans le rapport au plateau, dans le rapport au corps. Un recherche sur l’exacerbation, sur la rage et la manière dont on habite son corps quand il est dans ce sentiment là. On bouge autrement, on ne regarde pas pareil. On n’a pas la même perception de l’air autour de soi. Nous avons participé à plusieurs workshops pour essayer de toucher cet état. Donc oui, c’est très physique.

Il y a de la violence aussi dans un tel rapport ...

Clément Goethals : Pour expliquer un carnage, il faut se référer à un documentaire de Didier Nion qui a pour titre "Dix-sept ans" dans lequel on suit Jean-Benoit qui travaille dans les moteurs, sous les voitures et qui a du mal à se retrouver dans le monde, à construire sa voie, à se projeter etc... Et il y a ce que nous, nous appelons une "boule nucléaire" qui grandit dans le ventre, une rage accumulée de ne pas savoir comment faire. Régulièrement, Jean-Benoit prend sa voiture et part en forêt où il fait des ronds, il tourne jusqu’à se mettre en danger. Il appelle cela "faire carnage". Je fais carnage avec ma voiture, je fais carnage avec ma vie.
Et c’est ce moment avant l’explosion qui se répercute, soit dans une grande violence, soit dans une forme de créativité. C’est ce qui nous intéresse : l’affrontement entre ce carnage et ce qui brûle. Du coup, de la violence il y en a, car le sentiment de rage implique la frustration d’un désir et cette frustration peut avoir des répercutions sur soi en se saccageant, en se faisant du mal physiquement mais aussi en abîmant la façon d’être dans la vie, en se coupant des autres etc. Ou bien on peut s’en prendre à son alter ego, à la personne la plus proche de soi ou à la figure de l’autorité que ce soit la police ou les parents, les professeurs... Et cela par la faute d’une chape de plomb qui pourrait venir de la société, du monde dans lequel les jeunes ne se retrouvent pas de manière parfois impalpable. Il est parfois difficile de nommer ce qui nous agresse, nous fait mal et nous enrage. C’est pour cette raison que les répercutions prennent des chemins différents.

© Serge Gutwirth

Angele Baux Godard : Après dans le spectacle, j’ai la sensation qu’il y a de la violence présente sans qu’il y ait de scènes de violence concrète. Nous vivons dans un monde violent et on va coller la violence sur ces jeunes qui la portent malgré eux. Ce sont ces jeunes qui sont violents ou est-ce la violence du monde qui transparait à travers eux ?

Avez-vous vécu une expérience personnelle de ce type ?

Clément Goethals : Par rapport au vécu, Hélène Beutin et moi on vient du Nord-Pas-de-Calais. Personnellement, je viens de Roubaix, une des villes les plus pauvres de France et aussi une des villes les plus jeunes de France. Dans mon expérience personnelle, il est vrai que j’ai toujours ressenti Roubaix comme un endroit où une rage est très présente, une ville de précarité alors même que pas mal de choses sont mises en place, qu’il existe des lieux alternatifs etc... Il y a un terreau de créativité, une multitude de rappeurs... Et pourtant l’image qu’en donne la France d’un point de vue médiatique est celle d’une ville violente et dangereuse. Dès qu’il y a des émeutes, des voitures qui brûlent, on filme Roubaix. Sinon c’est une ville qui peut être rapidement oubliée. Il a toujours été déstabilisant pour moi de voir à quel point la rage présente chez les jeunes et la violence qui peut en sortir est perçue du point de vue d’une jeunesse dangereuse. Dans "Carnage" on essaye de relativiser.

Angele Baux Godard : On parle d’une jeunesse qui a entre 20 et 30 ans donc notre âge et on parle d’une précarité parfois affective. Le prisme est très large, on cherche à se questionner sur la place de chacun et sur la maturité alors que l’âge de l’adolescence est aujourd’hui prolongé.
Il y a un travail documentaire qui a été fait et puis nous avons puisé dans nos vies, dans ce qui nous habite en tant que jeunes que nous avons été ou que nous sommes encore. On peut tous s’identifier dans les rages exprimées par ces jeunes car la question de la place dans la société est fondamentale pour tous. Et aujourd’hui, on ne reçoit pas beaucoup de clefs. Mais le sentiment de rage que l’on expérimente à un moment ou l’autre, on va le dompter, on va le cacher, l’enterrer. La question est : Que se passe-t-il si on n’a pas envie de l’enterrer ?

Clément Goethlas : Dans le spectacle, on suit six personnages qui se rencontrent dans un lieu, au bord d’un barrage. La seule chose qui les rassemble, c’est la fête. L’avantage de la fête c’est que les gens peuvent se rencontrer sans se connaître. Et plus qu’une fête, cela déborde dans un rendez-vous d’enragés. Ce qui les rassemble, c’est cette "boule nucléaire“ qui bat en eux.

© Serge Gutwirth
Propos recueillis par Palmina Di Meo