Mardi 21 janvier 2020, par Jean Campion

Besoin vital d’être désiréE

Depuis 2008, la Compagnie Gazon-Nève a déjà monté six spectacles basés sur l’autofiction. Ainsi "Vous N’avez Pas Tout Dit" (2013) était une vraie émission de radio, où Eric Russon recevait la comédienne Valérie Bauchau, venue présenter son premier roman, en partie autobiographique. Dans "Celle que vous croyez", la romancière Camille Laurens s’amuse à "confondre le vrai et le faux, comme deux miroirs déformants qui se feraient face et qui se répondraient à l’infini". Pas étonnant que Jessica Gazon et Valérie Bauchau, séduites par ce jeu, aient eu envie de le prolonger sur scène.

On les retrouve sur la plateau, à la table de travail. Valérie teste le micro, en lisant avec conviction un texte qui dénonce l’injustice subie par les femmes "périmées" après cinquante ans. Devant la complexité d’un passage du roman, Jessica éclate de rire, puis lance la répétition. Claire Millecam (l’autrice s’appelle Camille), 48 ans, professeure de littérature comparée, internée depuis trois ans, se confie à Marc, un psychiatre. Blessée par la désinvolture de Jo, son amant volage, elle cherche à l’espionner, en se créant un faux profil Facebook. Devenue Claire Antunès, une jolie brune de 24 ans, travaillant dans la mode, elle échange des messages avec Chris, un photographe, ami de Jo. Une relation qui se transforme en liaison amoureuse. Chris brûle de la rencontrer et l’oblige à inventer des prétextes, pour éviter ces rendez-vous. Pourtant elle aimerait tellement que cette histoire d’amour virtuelle, devienne réalité...

Marc entame la lecture du récit rédigé par Claure Millecam, durant des ateliers d’écriture thérapeutique, animés par une certaine Camille. Ce texte passe le relais à un court métrage exaltant la rencontre fantasmée entre Chris et Claire...
Dans une lettre à son éditeur, Camille Laurens prétend que cette histoire d’amour est la sienne. Deux scènes théâtrales, jouées par Valérie Bauchau (Claire) et Benjamin Ramon (Chris) illustrent son évolution. Chris se montre un amant fougueux, exigeant mais d’un égoïsme écoeurant. Durant un séjour au cap Blanc-nez, il confirme sa goujaterie, quand il découvre l’âge de sa maîtresse.

"Je ne vis pas pour écrire, j’écris pour survivre à la vie. Se faire un roman, c’est se bâtir un asile". Camille Laurens est une autrice qui, jonglant avec les faux-semblants, entremêle réel et imaginaire. Meurtrie par plusieurs échecs, son héroïne doute de son pouvoir de séduction : "Les hommes mûrissent, les femmes vieillissent". Elle n’admet pas que les mâles disposent seuls du désir et se révolte contre leur indifférence, "un autre genre de burqua. On a servi, on ne sert plus. Hier fantasmes, aujourd’hui fantôme." C’est son besoin de reconnaissance et son désir de vivre, qui l’entraînent dans cette aventure virtuelle, quitte à jouer avec le feu, quitte à sombrer dans la folie. Valérie Bauchau fait vraiment corps avec son personnage déroutant. Clairvoyante, ironique, combative face au psychiatre, Claire paraît désarmée par son amour pour Chris. Elle est une victime lucide.

Cette adaptation de Jessica Gazon, Camille Laurens en a lu le projet. Elle l’estime "extrêmement fidèle au roman, dont il respecte les moindres nuances." La mise en abîme initiale est parallèle à la situation de la romancière devant la feuille blanche. Dans ce kaléidoscope, celle-ci joue à cache-cache avec Claire et son avatar. La pièce ajoute une nouvelle poupée russe : la comédienne. Scènes de répétition, de représentation, projections de textos et films s’épaulent pour gommer la frontière entre réalité et fiction. Ce mélange étire la représentation (2 heures 30) et augmente sa complexité. Avec un esprit clair, on s’y retrouve. En revanche, la conclusion de la pièce est frustrante. Elle s’embourbe dans un film poussif et agaçant. Une fin en queue de poisson, qui génère un silence. Puis des applaudissements nourris saluent l’originalité de ce spectacle captivant et l’interprétation vibrante de Valérie Bauchau.

Jean Campion