Mercredi 6 février 2013, par Jean Campion

Baudelaire, "mon semblable, mon frère"

"Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du coeur. L’odieux y coudoie l’ignoble, le repoussant s’y allie à l’infect." (Le Figaro, 1857). C’est ainsi que Gustave Bourdin stigmatisait "Les Fleurs du mal", lors de sa parution. Condamné pour "offense à la morale publique et aux bonnes moeurs", Baudelaire dut amputer son recueil de six poèmes. Et puis il devint... un phare de la poésie moderne. Le spectacle musical, conçu par Françoise Courvoisier, nous fait sentir la proximité du poète qui, en tentant d’extraire la beauté du Mal, nous propose une image universelle de l’homme.

Clairière d’un sous-bois. Un homme et une femme se divertissent, en s’affrontant dans des jeux de séduction, à fleurets mouchetés. Un ami les rejoint. Ils boivent du vin, pique-niquent, se reposent, changent de peau et se livrent à des confidences au clair de lune. Leurs liens sont flous, mais leur rôle évident : nous sensibiliser aux paroles de Baudelaire, écartelé entre la tentation du gouffre et l’aspiration à un idéal. Dans un climat paisible et un style familier, qui favorisent notre complicité.

Ce bouquet de "Fleurs du mal" nous entraîne dans un tourbillon d’images où volupté, vertige, beauté, spiritualité se mêlent à lassitude, incompréhension, déchéance et mort. Considérant Brigitte Fontaine comme une petite soeur de Baudelaire, Françoise Courvoisier a glissé dans le spectacle une dizaine de ses textes. Initiative justifiée par le goût de la provocation et de l’autodérision de cette chanteuse hors norme. L’héroïne de "Prohibition" qui "exhibe sa carte senior, sous les yeux goguenards des porcs" partage le cynisme joyeux de Baudelaire, se délectant d’"Une Charogne"

Pour casser l’image amidonnée du récital poétique, la metteuse en scène s’appuie sur le jeu varié et dynamique de ses comédiens. Le détachement de Robert Bouvier, à la voix chaude et profonde, la souplesse d’Aurélie Trivillin, maternelle ou sensuelle et la fougue convaincante de Cédric Cerbara se conjuguent pour refléter les espoirs et les désillusions du poète écorché. Certains poèmes nourrissent des dialogues, d’autres sont dits à une ou plusieurs voix, qui se chevauchent parfois. La poésie baudelairienne se marie harmonieusement avec la chanson. Yves Montand, Serge Reggiani, Léo Ferré l’avaient montré dans leurs tours de chant. Ce spectacle le confirme. Contrastant avec l’insolence de Brigitte Fontaine, la musique douce-amère, créée par Arthur Besson, suscite la compassion pour cet artiste rongé par le mal de vivre.

On écoute avec une attention différente un poème très connu, on bute parfois sur l’obscurité d’un vers, on voudrait laisser infuser la puissance suggestive d’un autre. Le rythme de la représentation nous oblige à renoncer à ce comportement de lecteur. Si on se laisse gagner par une ambiance de "déjeuner sur l’herbe", on savoure un spectacle original, subtil, porté par des comédiens vibrants.