Lundi 8 août 2016, par Isabelle Plumhans

Avignon en son royaume

Il en est, année après année, du festival d’Avignon comme d’une belle surprise, une aventure jamais identique, un renouvellement sans fin. On sait souvent pourquoi on y va - voir, manger, bouffer du théâtre - et au retour on est étonné toujours de ce qu’on y a découvert, vécu, pensé et dit. Cette année ne fit pas exception ; on en est revenu la tête et le cœur plein, tant des spectacles applaudis que des rencontres dans l’air chaud ou des palabres sans fins dans le soir qui tombe. Cette année fut par contre exceptionnelle pour notre plat pays, tant la présence, la pertinence des Belges y furent majeures.

Et ce, dès l’ouverture de festival, avec le magistral Damnés , d’après le film éponyme de Visconti, adapté par un Ivo Van Hove inspiré. Le directeur belge du Toneelgroup d’Amsterdam mettait en scène, pour cette 70ème édition du festival, la troupe de la Comédie Française dans cette histoire de famille allemande sur le déclin. Un événement en soi, puisque la troupe du « Français » renouait avec Avignon après 23 ans d’absence. Le spectacle, applaudi, encensé - la presse fut dithyrambique, le public au rendez-vous - maniait habilement scène et cinéma. Un cinéma, écran sur scène et caméra pareille, d’où « naissait le tragique » pour Denis Podalydès, qui figure à la distribution de la pièce - aux côtés notamment de Guillaume Gallienne ou Elsa Lepoivre.

Tristesses © PhileDeprez Ce dispositif, écran en fond et cameraman au plateau, on le retrouvait ailleurs dans le festival, dans le sublime et très politique spectacle d’Anne-Cécile Vandalem, cinématographiques Tristesses - une œuvre qui fit sensation elle aussi, saluée tout pareil par la presse et le public. Une œuvre comme un bijou sensible, esthétique et incisif, dénonciation de la montée des extrêmes dans la petite île danoise de... Tristesses, la bien nommée. Tristesses des habitants, tristesses des maisonnées, chalets de bois grandeur nature sur scène, tristesses de la pâle lumière sur les vies qui s’oublient, tristesses des familles qui restent sur cet îlot qui se meurt. Tristesses poétiques (et parfois, un peu, juste un peu, comiques) qui font le bonheur de l’équipe du spectacle, lui qui s’offre à la rentrée une belle escapade en tournée, chez nous et ailleurs, après avoir fait la sensation de l’Avignon 2016.

Faudrait-il en conclure que ce qui fait le particularisme du théâtre belge, et, partant, son succès, serait cette capacité à décloisonner, à oublier les frontières, entre les arts, les thèmes, les esthétiques ? Entre cinéma et théâtre, tragique et comique, sensible et souligné... Bref, d’emmener ailleurs, dans la forme et dans le fond ? De n’être jamais où on l’attend ? De verser tant dans l’esthétique que le politique ? Les deux à la fois, souvent, l’en éclairant l’autre, le sublimant, le décortiquant. Comme pour cet autre spectacle présenté dans le In, Rumeur et petits jours du Raoul Collectif, qui joue habilement sur la carte radiophonique dans son plaidoyer pour la « réappropriation collective du pouvoir par le langage et l’imagination ». Le public du Cloître des Carmes s’est en tout cas laissé emmener par cette forme particulière et novatrice.

Et puis il y eut tous les autres. Toutes les formes - belges - qui mêlèrent esthétique sublime ou étrange et contenus pluriels. Tel, à la Manufacture, Fight Night , jeu live, forme inventive du collectif Ontroerend Goed, écriture de groupe et de plateau pour une dramaturgie participative. Dès l’entrée, le public reçoit une télécommande qui le fera participer intimement au déroulement du spectacle. On rit, on entre dedans, et tout en même temps, le questionnement surgit. Qu’en est-il de mon vote ? Qu’est-ce que l’acte citoyen ? Un spectacle d’une intelligence rare et brillante qui fait de nous de vrais « spectacteurs », au sens plein et noble.

Autre lieu, « nos » Doms, et autre forme pour Happy Hour , délire chorégraphié de la Compagnie Wooshing Machine, duo amical formé de Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi. Entre spectacle dansé (des corps de quinquas fabuleusement étonnants !) et performance, tout est dit. Des souvenirs, des questions, sur l’âge, la forme, l’art, la réflexion même sur l’art. Il y a des divagations et du superbe aussi, de l’émotion et des rires. Une vraie happy hour, belle et pleine.

Et enfin, le théâtre de chez nous ne serait rien sans doute sans ce jeu fin, drôle et juste souvent, essentiel et vrai toujours. A l’image du Liebman Renegat présenté à la Manufacture encore, seul en scène de Riton Liebman, retraçant la vie forte de son père, Marcel Liebman - intellectuel de gauche qui supportait la Palestine -. Une vie comme filigranes à la sienne pas toujours droite, pas toujours sage.

Jeu sur le fil aussi - et coup de cœur ultime - pour Dorcy Rugamba, dans un Going Home emporté, enlevé, sublimé par la musique entre occident et orient, transcendante parfois, grandiose toujours, de Vincent Cahay et François Sauveur. L’entrée de jeu magistrale aux Doms, l’apéritif théâtral à onze heures moins le quart, que cette histoire de Michalak l’éthiopien, corps coincé en Allemagne, vie rêvée dans une Ethiopie sublimée, loin des images misérabilistes qu’on en a parfois. Une épopée comme une traversée, les vies d’ailleurs et puis les nôtres, les images de là-bas, reflet d’un bonheur et d’une vie réels. Un bijou signé Vincent Hennebicq.

Fonds et formes, ce furent là quelques perles parmi d’autres nombreuses qui firent notre enfilement des jours de ce festival 2016. Addition de sensibles qu’on ne saurait que vous conseiller d’aller applaudir si elles passent (encore) près de chez vous. Pour, vous aussi, repartir dans la tête, le cœur et les yeux, avec un peu de la beauté, et de la force, de ce qui fait notre théâtre noir-jaune-rouge.

Isabelle Plumhans
A (re)découvrir chez nous...

Tristesses, de Anne-Cécile Vandalem, du 26 au 28/10, au Théâtre de Namur | www.theatredenamur.be
Rumeur et petits jours, du Raoul Collectif, du 27/09 au 02/10 au Théâtre National | www.theatrenational.be
Fight Night, de l’Ontroerend Goed, mise en scène d’Alexander Devriendt, les 16 et 17/02 au Théâtre de l’Ancre | www.ancre.be

Crédits photos : Tristesses © PhileDeprez | Fight Night © Reinhout Hiel | Going Home © Emilie Jonet