Mardi 19 mars 2019, par Jean Campion

Autopsie d’un requin insatiable

Durant une période difficile de sa vie, Dennis Kelly a été fasciné par le pouvoir du mensonge : "En me fichant de la vérité, je pourrais manipuler les gens, avoir tout ce que je veux, sans me soucier des conséquences." N’étant pas psychopathe, il a chargé Gorge Mastromas de vivre cette illusion. A travers le destin de cet antihéros, l’auteur dénonce l’amoralisme contemporain et les dérives de l’ultra-libéralisme. Un conte noir qui mêle humour et violence.

Assis au milieu de la scène, un homme nous tourne le dos. Cinq scientifiques l’encadrent : ils vont disséquer son existence. Sur un rythme endiablé, ils entrecroisent leurs voix, pour décrire la conception accidentelle et la jeunesse insipide de Gorge Mastromas. Ecolier effacé, Gorge se réjouissait d’être l’ami préféré de Paul, la coqueluche de la classe. Quand, à cause de son obésité, celui-ci en devient la risée, Gorge lui reste fidèle. Lâcheté ou bonté ? La question revient comme un leitmotiv. A chaque étape de sa vie sentimentale. Il rêve de la belle Vanessa, mais n’osant pas partager sa vie aventureuse, se rabat sur Tania. En couple avec cette fille fade qu’il n’aime pas, il fait un gosse à une autre femme et la largue, parce qu’il ne l’aime pas davantage.

Quittant leurs blouses blanches, les comédiens deviennent des personnages, qui nous font vivre la métamorphose de ce raté. Conseiller d’un homme d’affaires aux abois, il est tenté par une louve de Wall street. Elle lui fait miroiter un avenir radieux au royaume de la finance, s’il pousse son patron à la ruine, en l’incitant à vendre son entreprise. Gorge hésite : rester lambda ou devenir un homme de pouvoir ? Sa signature avec le diable déclenche une ascension fulgurante. Requin impitoyable, il fait fortune, en appliquant quelques principes simples : Quand tu veux quelque chose, prends-le. Sers-toi de ta faculté de mentir. Ignore les conséquences et refuse les regrets. Le magnat sans foi ni loi tombe amoureux de Louisa. Elle lui résiste, il ment. Pour la séduire, il s’invente une enfance misérable. Cette autobiographie, où il accuse son père d’inceste, devient un best-seller, qui l’enrichit un peu plus. Il se croit invulnérable. Une illusion qui sera détruite successivement par son frère et son petit-fils.

L’auteur de cette fable revient sur une question qui le passionne : l’origine du mal. Comment un homme ordinaire comme Gorge Mastromas devient un salaud arrogant ? Observateur de sa déchéance, le choeur montre par cet "abattage rituel" qu’en piétinant la morale, il a perdu son humanité. Dennis Kelly souligne à nouveau la puissance destructrice de l’argent. Comme dans "Love and money", où il décrit une société déboussolée par l’obsession du fric. Gorge Mastromas se laisse convaincre par une manipulatrice, qui écrase de son mépris la grande masse de la population : "du bétail, des animaux qu’on doit parquer et parfois chasser." En le poussant à trahir son patron, elle le transforme en rapace insatiable, qui n’hésitera pas à la virer. Sacralisé par la société ultra-libérale, il se sent intouchable. Détestant le théâtre cérébral, Kelly se garde de tout didactisme. C’est en misant sur les émotions vécues par ses personnages qu’il s’efforce de nous alerter.

Ses thèmes sont récurrents, mais les constructions de ses pièces fort variées. En montant récemment "Taking care of baby", Jasmina Douieb s’est familiarisée avec l’écriture nerveuse, parfois surprenante du dramaturge anglais. Dans la mise en scène de ce spectacle, elle associe efficacement malice et âpreté. Des éléments mobiles transparents permettent de passer rapidement d’un lieu à un autre et peuvent suggérer une salle réfrigérée, où travaillent des médecins légistes. Une perception qui rend impertinent le ballet de ce choeur en blouses blanches. Ils se disputent la parole, pour souligner par des remarques cyniques, la médiocrité du jeune Gorge. Plus tard, ils s’amuseront à jouer les bruiteurs à l’ancienne. Cependant chaque comédien a l’occasion d’incarner avec talent un personnage : François Sikivie, un homme d’affaires paniqué, France Bastoen, une "executive woman" autoritaire, Valérie Lemaître une Louisa lucide et Manoël Dupont un petit-fils implacable. Muet, la moue parfois sarcastique durant le récit initial, Yoann Blanc dévoile progressivement la noirceur de Gorge. Stéphane Fenocchi, dans la peau de son frère, vibre d’indignation et lui tient tête crânement. Un duel poignant. Toutes les scènes n’ont pas cette intensité et on aimerait que certaines soient plus resserrées. Cette pièce est moins envoûtante qu’’"Orphelins", un thriller psychologique palpitant, monté avec un grand succès par le Théâtre de Poche en 2013. Mais elle confirme par sa force dramatique et son originalité que Dennis Kelly est un auteur contemporain majeur.

Jean Campion