Jeudi 15 mars 2018, par Jean Campion

Assumer son destin

Dramaturge marquant de la première moitié du vingtième siècle, Henry Bernstein a écrit et mis en scène une trentaine de pièces. Certaines comme "Le Voleur" (1906), "Mélo" (1929) ou "La Soif" (1949) remportèrent de grands succès. Ce ne fut pas le cas d’"Elvire". Le 10 mai 1940, trois mois après sa création, cette comédie psychologique, qui évoque les camps de concentration nazis, dut quitter l’affiche, lors de l’invasion allemande. Le coup de grâce, après les critiques assassines de la presse de droite comme de gauche. Depuis, la pièce appréciée plus sereinement a trouvé son public. Pour Michel Wright, qui la met en scène : "Suivre Elvire, c’est prendre une leçon de courage, de persévérance et même de stoïcisme." C’est aussi ressentir la détresse d’une réfugiée sans papiers.

Dans son luxueux salon, l’avocat Jean Viroin discute avec sa maîtresse, Claudine de Gaige et son vieil ami André Cormagnin, rédacteur en chef de l’hebdomadaire "Voir". Conversation anodine interrompue par l’arrivée d’Elvire Siersberg. Une lettre de recommandation, rédigée par un confrère autrichien, précise que cette aristocrate viennoise a été persécutée par les nazis. Ils ont enfermé son mari dans un camp et spolié ses biens. Exilée à Paris, elle espère que Viroin pourra lui redonner une identité.Touché par son malheur et impressionné par sa dignité, celui-ci réagit efficacement. Comme elle connaît plusieurs langues, il lui propose un travail de traductrice et compte sur l’habileté de Cormagnin, pour lui permettre de vivre en paix, à Paris. Après le départ d’Elvire, une scène de plus en plus tendue oppose Jean à Claudine. Il l’agace par sa jalousie, elle le crispe, en reportant sans cesse la date de son divorce. Leur futur mariage a du plomb dans l’aile.

Malgré sa discrétion, Elvire devient rapidement la figure centrale de la pièce. Par son jeu subtil, Stéphanie Moriau fait ressentir la force, qui habite cette femme au coeur brisé. Elle ne se faisait guère d’illusions sur le sort de son mari. Pourtant, en apprenant sa mort, elle laisse éclater sa rage : "Ils sont lâches ! Je parle des nazis et de leurs domestiques. Je les connais bien !" Elle revoit les humiliations qu’elle a endurées et imagine les tortures que Rudo a subies. Mais elle ne s’enferme pas dans sa douleur. En voyant le désarroi de Jean, elle le réconforte et fait appel à sa lucidité. Sa rupture avec Claudine est une chance : leur relation était empoisonnée par sa jalousie. Déterminée, cette femme courageuse renoncera à une vie confortable et prendra d’énormes risques, pour assumer son destin.

Moins exemplaires, les autres protagonistes dévoilent cependant des personnalités intéressantes. Incarné avec élégance par Jean-Claude Frison, Jean Viroin a réussi une brillante carrière, au détriment de sa vie sentimentale. Séduit par Elvire, qui lui inspire confiance, il est prêt à renoncer à une existence frivole. Amoureuse de Jean, Claudine (Natacha Amal) est persuadée qu’ils ne pourront pas construire un bonheur durable. Elle n’est pas la petite écervelée, qu’il surveille et méprise. Son refus d’abandonner son mari, en pleine déprime, prouve qu’elle a du coeur. Michel de Warzée rayonne dans le personnage d’André Cormagnin. Pionnier de la presse à sensation, il rêve d’un journal, où ne figureraient que des photos choc et des titres accrocheurs. Mais ce rédacteur en chef cynique, sans scrupules, est aussi un ami sincèrement fidèle et un amoureux pudique.

Des portraits travaillés, une intrigue bien maîtrisée, des échanges émouvants, Henry Bernstein est un dramaturge expérimenté. Cependant son goût pour les points sur les "i" le pousse à gonfler certaines scènes de précisions superflues, qui les font ronronner. On aimerait moins de confort et plus de légèreté. La mise en scène feutrée de Michel Wright nous plonge délicatement dans cette époque fébrile, où l’on essaie d’oublier les bruits de bottes. Ces bourgeois parisiens laissent percer parfois leur angoisse, mais s’efforcent de vivre normalement, au bord du précipice. L’auteur a le mérite de combattre cette politique de l’autruche, très prisée dans la France de 1940. Nettement datée, cette pièce courageuse et prémonitoire trouve malheureusement un écho dans notre impuissance actuelle. Cherche-t-on vraiment à préserver l’avenir ?

Jean Campion