Dimanche 26 janvier 2020, par Jean Campion

Apprivoisons l’utopie

Eléna Doratiotto et Benoît Piret ont créé ce "foyer pour l’imagination", en s’inspirant de "La Montagne magique" (1924) de Thomas Mann. Venu rendre visite à son cousin, en cure dans un sanatorium de Davos, le héros de ce roman est fasciné par le rythme de la vie des "gens d’en haut". Il ne les quittera que sept ans plus tard, pour plonger dans l’horreur de la guerre 14. Dans "Des caravelles et des batailles", nous découvrons, par les yeux d’un voyageur candide, un lieu "hors du monde", loin de ses règles, de son agitation et de l’embrouillamini des affaires. Un lieu qui décuple l’imaginaire.

Au centre de la scène, un arbre-totem énigmatique. Trois personnes attendent... Grands sourires. Un jeune homme, habillé en randonneur, descend enfin du train. Un verre à la main, Clowdia ( Eléna Doratiotto), Madame Störh (Anne-Sophie Sterck) et Obertini ( Benoît Piret) accueillent Andréas (Jules Puibaraud). Pas de chichi, mais une ambiance sympathique. Le visiteur repère les chambres, le réfectoire, le jardin et pénètre dans le grand hall, qui abrite un polyptyque. Ces quatre tableaux racontent comment, en 1532, 168 Espagnols commandés par Francisco Pizarro ont vaincu les 30.000 hommes d’Atahualpa. D’un ton détaché, Obertini décrit le piège tendu par le conquistador, assoiffé d’or. La bataille de Cajamarca a tourné au massacre. L’empire inca ne s’en est pas remis.

Dans des lettres bloquées par une grève de la poste, Andréas nous confie sa perplexité : quand est-ce qu’on commence ? Le temps dilaté permet de varier activités et discussions. Clowdia enseigne le tir à l’arc, découvre un lac, où on ira se baigner puis patiner. Méditations sur l’histoire. Madame Störh applaudit la ruse utilisée par les Perses pour sauver leurs jardins. En évoquant le retour joyeux des caravelles, Obertini n’oublie pas les cadavres. Chacun prend librement des initiatives, tout en restant solidaire du groupe. Sans contrainte, on participe à la rénovation du grenier ou au renforcement du tronc qui soutient le toit. Revenant d’un long périple, monsieur Albin (Salim Djaferi) découvre que le jardin qu’il entretenait est en friche. Aucune amertume : ce jardin s’est donné une nouvelle personnalité.

La tolérance n’interdit pas la colère.Témoin : l’oeil au beurre noir d’Andréas. Celui-ci, cependant, réagit à l’unisson du groupe. Il ne comprend pas que les "obligations professionnelles" puissent justifier le départ de madame Störh. Et l’expression "faire de sa journée" lui paraît risible. Personnage taiseux, monsieur Gürkan (Gaëtan Lejeune) écrit un livre. Presque terminé. Pour trouver les trois mots qui lui manquent, il doit rédiger et prononcer son discours de Prix Nobel. Tous le soutiennent, en l’écoutant s’adresser au monde. Une cérémonie jubilatoire, pleine d’émotion et de rires.

Quasiment pas de décor. Quelques accessoires pratiques ( table pliante, enregistreur portable,...) ou symboliques (arc, couverture, tapis à dérouler). En stimulant l’imaginaire, cette sobriété nous aide à entrer en contact avec une communauté improbable, à l’abri d’un monde délirant. Par leur naturel désarmant, les six comédiens rendent palpable cet univers utopique. D’abord surpris par leurs comportements insolites, nous nous laissons apprivoiser par ces amis délicats, bienveillants, complices, mais soucieux de leur indépendance. Ils tiennent des propos parfois anodins, souvent légers. Mais, sous leur fausse naïveté, percent leur attachement à certaines valeurs et une incitation à imaginer un monde meilleur. Leur sérénité est contagieuse. On aimerait s’enrouler dans leur couverture accueillante.

Jean Campion