Jeudi 6 décembre 2012, par Edmond Morrel

"Amour" de Michael Haneke : "Le cinéma comme supplément d’âme"

Ecoutez "La Marge" et la "Contre-Marge" de Jacques De Decker

"Une centaine de minutes d’images mobiles, presque toutes captées dans un appartement que ne hantent plus que deux êtres sur le point de s’envoler comme le pigeon qui, de temps à autres, à la faveur d’une fenêtre non close, s’aventure dans le hall d’entrée et parfois dans le vestibule. Ces images sont en train de bouleverser le monde."

"La marge" de Jacques De Decker se décline en trois versions. Le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la "contre-marge", un commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Edmond Morrel.

LE CINEMA COMME SUPPLEMENT D’AME

Une centaine de minutes d’images mobiles, presque toutes captées dans un appartement que ne hantent plus que deux êtres sur le point de s’envoler comme le pigeon qui, de temps à autres, à la faveur d’une fenêtre non close, s’aventure dans le hall d’entrée et parfois dans le vestibule. Ces images sont en train de bouleverser le monde. Cela ne se mesure pas seulement aux distinctions qui pleuvent sur ce film depuis sa première projection dans un festival. Il a valu à son réalisateur sa deuxième palme d’or, mais les jurys cannois sont devenus trop coutumiers de ce genre de doublé pour qu’une telle récidive soit encore vraiment significative. Plus indicative est la remise, l’autre jour, sur l’île de Malte, des quatre prix les plus importants de l’Académie européenne du cinéma à la même œuvre, déjà couverte de médailles, et sans que personne ne s’indigne de cette déferlante. Puisque, tout simplement, « Amour » de Michael Haneke rend son plein sens à une expression de plus en plus dévaluée aujourd’hui, celle de chef-d’œuvre.

L’une des perversions du terme, c’est que l’on s’en sert à tours de bras, sans avoir laissé au temps son rôle de condensation et de confirmation. La rotation des oeuvres d’art est tellement accélérée aujourd’hui, pour des raisons strictement marchandes, que l’on a détourné le sens de l’expression pour ne plus en faire qu’un argument de vente. Elle est très belle, cependant, pour autant qu’elle réponde aux exigences qui devraient accompagner son usage. Un : que l’ouvrage domine l’activité de son créateur, qu’il en soit l’accomplissement, comme à l’époque où le mot fut forgé par les artisans anciens dont le travail était jugé par leurs pairs. Deux : qu’il soit d’un apport incontestable à l’humanité. Trois : qu’il représente, dans la discipline exercée, un réel jalon, qui frappe de vétusté ce qui l’a précédé, qui en appelle à un nouvel exercice de l’art qu’il illustre.
« Amour » répond à ces trois critères. Ce que Michael Haneke a réalisé jusqu’à présent se trouve transcendé par ce film-ci. On comprend mieux ce qui le motivait depuis longtemps : pratiquer un cinéma qui traque la vérité, cette vérité dont Léonard de Vinci disait qu’elle « a une telle excellence qu’en louant les petites choses, elle les rend nobles ». Or, ce film y parvient presque tout le temps, à rendre les petites choses nobles, comme de montrer qu’une salière vide peut présager d’une catastrophe. Jusqu’à présent, dans sa quête, le cinéaste n’était pas encore parvenu à une telle maîtrise.

C’est en cela que son film nous fait progresser : il affine notre regard, il est comme une loupe posée sur le réel, il nous force à voir ce que l’on se gardait de regarder en face. Jean Genet disait en substance qu’une œuvre qui n’agirait sur notre âme serait vaine : ce film-ci non seulement nous remue l’âme, mais nous fait souvenir que nous en avons une, et qu’un de ses refuges est l’amour, un mot qui ne lui est pas apparenté par hasard.

Enfin, l’importance du film vient de ce qu’il rappelle au cinéma ce dont il est capable, et qui est diamétralement opposé à ce qu’il fait d’ordinaire, c’est-à-dire nous hypnotiser, nous halluciner. Le cinéma a été le langage par excellence du siècle passé, celui qui industrialisa les dictatures. Haneke, qui sait ce qu’il combat, fait ici exactement le contraire : il nous ouvre les yeux sur ce que nous nous empêchons de voir. Le cinéma n’en sort bien évidemment que grandi. Pourvu qu’il en prenne de la graine.

Jacques De Decker, 5 décembre 2012.

Les "Marges" s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des "Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri" interprétées par Eliane Reyes

Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69

Référence : NAXOS 8.572530

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